Tunis : si El-Menzah m’était conté
Lancé en 2022, le projet de réfection du stade olympique d’El-Menzah, une enceinte sportive chargée d’histoire, a pris du retard, mettant aussi en lumière un patrimoine architectural tunisois très éclairant sur la façon dont la capitale s’est développée au XXe siècle.
La scène se déroule le 16 novembre dernier. Devant les caméras de télévision, le président Kaïs Saïed, venu visiter le chantier de rénovation et d’aménagement du stade d’El-Menzah, s’en prend durement à l’entrepreneur chargé des travaux. Aux yeux du chef de l’État, rien ne va dans la façon dont est conduit ce vaste projet entamé en juin 2022 pour une durée de 29 mois et estimé à 30 millions d’euros. Il évoque l’état d’avancement des travaux, le retard accumulé, la piètre qualité des matériaux employés…
Le maître d’œuvre n’en mène pas large. Le stade est un lieu emblématique de la mémoire collective tunisienne qu’il s’agit de réhabiliter, et ce projet tient particulièrement à cœur au président. Dès le lendemain de cette visite, les corporations se mobilisent pour apporter leur aide et leur expertise : l’Ordre des architectes, le Collège des ingénieurs tunisiens et la Chambre nationale des entrepreneurs du bâtiment et des travaux publics vont prêter main forte au chantier.
Oum Kalthoum, Michael Jackson, Fairouz…
Avec la coupole omnisports et la piscine, le stade compose le complexe sportif olympique d’El-Menzah, conçu par le prolifique architecte Olivier Cacoub pour les Jeux méditerranéens de 1967. Ces espaces, mémorables pour certaines performances sportives, ont également abrité des concerts mythiques, dont ceux de la diva égyptienne Oum Kalthoum, de Michael Jackson en 1996 ou encore de Fairouz.
Mais au fil des années, certains blocs de béton ont commencé à présenter des signes de vétusté et des fissures. Rien de dangereux selon les experts, mais le lieu a réduit sa voilure d’autant que le complexe sportif de Radès, en banlieue sud de Tunis, avec un stade d’une capacité de 60 000 places, a pris le relais dès 2001.
Par ailleurs, si la rénovation du stade d’El-Menzah reste importante au niveau symbolique, sa remise en exploitation créerait d’autres problèmes. À commencer par un véritable chaos et un blocage de la circulation dans un quartier de la capitale qui, s’il ne l’était pas en 1967, est aujourd’hui enchâssé entre de grands axes rapides desservant le nord de Tunis. Une expérience que les riverains ne souhaitent pas revivre, même s’ils apprécient d’avoir des équipements sportifs à disposition, dont le parcours de santé et les courts de tennis annexes. En espérant que la piscine soit aussi remise en exploitation.
Ici, dès la création du quartier, après-guerre, tout avait été pensé à l’échelle humaine et a été jusqu’à présent préservé. Mais ce si joli petit faubourg, qui était considéré comme une banlieue, est aujourd’hui dans l’immédiate périphérie de l’hyper-centre. Dans une ville manquant de terrains constructibles et contrainte de se développer verticalement, El-Menzah 1 et ses quartiers voisins, Cité Mahrajène, Mutuelleville et Carnoy, suscitent toutes les convoitises. Le prix de vente au mètre carré s’envole et frôle les 1 000 euros (3 300 dinars) pour certains biens à rénover ou à démolir.
La démolition est la hantise des urbanistes et des architectes, qui estiment que ce quartier, baptisé « Crémieux ville » lors de sa conception en 1945, a une très grande valeur urbanistique : il témoigne de la période moderne et s’inspire des recommandations de Le Corbusier figurant dans la charte d’Athènes.
La destruction, en 2022, d’une villa œuvre de l’architecte Cyrille Levandovsky avait fait office d’électrochoc. Dans la foulée, à l’initiative de la filiale tunisienne de l’association DOcumentation et COnservation des édifices et sites du MOuvement MOderne (Docomomo), un mouvement de sensibilisation a permis à des riverains, des architectes et des étudiants de se rencontrer. Lors d’une exposition autour du prototype de la villa dite « Frida » des architectes Jason Kyriacopoulos et Simon Taïeb, en 1960, « les discussions se sont engagées sur les spécificités du quartier et sur sa conception, laquelle reflète le courant moderne qui a marqué la Tunisie post-indépendance jusque dans les années 1970 », commente l’architecte Karim Chaabane, membre de la Docomomo.
Inspiré de la Cité radieuse de Le Corbusier
Tunis, capitale bicéphale divisée entre médina et ville moderne, s’est jusqu’à présent plus préoccupée de son capital urbanistique arabo-musulman que de la préservation des quartiers de la période coloniale et moderne. La construction d’El-Menzah 1, première opération pilote de quartier péri-urbain, représente un pan d’histoire. La conception du quartier avait été confiée à Bernard Zehrfuss, qui a imaginé un habitat et une répartition spatiale inspirés de la Cité radieuse de Le Corbusier.
Des barres d’immeubles aux allures futuristes et tournées vers la lumière « régies par le contexte économique et politique mais aussi par une pensée environnementaliste et une intégration par rapport au climat local », selon l’architecte Salma Gharbi, ont accueilli dans un premier temps des Européens en mal de logement dans l’après-guerre. À la fin des années 1950, ceux-ci ont cédé la place à des familles tunisiennes, qui ont souvent quitté leurs demeures de la médina à la recherche d’un confort moderne, à l’image de l’élan que connaissait alors le pays.
L’ensemble était disposé dans un environnement extrêmement végétalisé et articulé autour d’une place concentrant les commerces de proximité. Deux tranches d’aménagement ont complété la proposition de logements collectifs par des lotissements de villas, toujours noyés dans des jardins et des services publics dont le lycée des Pères-Blancs, un pôle majeur de l’enseignement dans la capitale. Ce cocon vert aux rues souvent bordées de jacarandas met à distance l’anarchie qui prévaut dans une capitale où la gouvernance locale est absente.
Le quartier, qui aurait pu perdre son âme à force de constructions, a conservé sa dimension humaine, mais il est plus que jamais en danger. Certains particuliers rachètent à prix d’or d’anciennes maisons, construisent des immeubles sans autorisation, tandis que l’inaction de la force publique fait que les décisions de démolition ne sont jamais appliquées. Une situation qui devrait inciter au classement de ce patrimoine architectural moderne dont la portée sociale est inestimable. Face aux loups de l’immobilier, Tunis risque de perdre un pan d’histoire urbaine faute de préserver un quartier qui, selon Salma Gharbi, « appelle à la sociabilité et au partage ». Ce qui fait tout son charme.
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