Kajeem : « Le reggae est la musique des opposants »

Artiste engagé, le chanteur Kajeem vient de célébrer ses trente ans de carrière. S’il assure ne pas avoir changé, il s’amuse de la difficulté avec laquelle les politiques acceptent la critique.

Le chanteur Kajeem. © Montage JA; Label Photo

Le chanteur Kajeem. © Montage JA; Label Photo

Aïssatou Diallo.

Publié le 9 décembre 2023 Lecture : 6 minutes.

L’ACTU VUE PAR… – « Depuis que tu es installé, on voit les mêmes voleurs, les mêmes bandits. » Qu’il parle politique – comme dans cette chanson Tu tournes film sortie en début d’année ou commente l’évolution de la société ivoirienne, Kajeem n’a jamais hésité à mettre les pieds dans le plat. Avec ses textes engagés, Guillaume Konan de son vrai nom a marqué toute une génération d’Ivoiriens.

Volontiers critique à l’égard des gouvernants, l’artiste reggae s’est essayé au rap et au ragga et joue encore, trente ans après le début de sa carrière, un rôle important sur la scène musicale ivoirienne. Ambassadeur d’Amnesty International, il a fait de la protection des droits et des libertés son cheval de bataille. Entretien.

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Jeune Afrique : Dans votre dernier album, vous avez consacré un titre aux fake news et à la haine qui se déverse sur les réseaux sociaux. Pourquoi s’emparer de ce sujet ?

Kajeem : Le reggae est connu pour évoquer les thèmes traditionnels que sont la lutte pour les libertés, l’indépendance, etc. Mais internet s’est invité au cœur de nos vies. Il était donc important pour moi d’en parler car c’est un phénomène qui touche la majorité de notre population, à commencer par les jeunes.

Si internet est un outil génial, force est de reconnaitre qu’il est source de nuisances. Comme c’est le cas pour d’autres sujets, l’Afrique apparaît comme la dernière zone de non-droit sur la toile.

C’était ma façon d’apporter ma contribution au débat. Il est important que nous réfléchissions à la société que nous voulons construire et sur la façon dont nous voulons le faire, avec l’aide des possibilités qu’offre internet.

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Vous évoquez également dans vos chansons les difficultés rencontrées par les populations des quartiers défavorisés. Pourtant, la Côte d’Ivoire enregistre un croissance économique importante ces dernières années. Comment l’expliquez-vous ?

Tout le monde le dit, il y a une embellie économique. Mais entre la macro-économie et la réalité de ce que les gens vivent, il y a une différence. Beaucoup d’Ivoiriens se sentent comme des enfants qui vivent dans une maison dont on dit que le père est riche, mais qui ont faim. Comment faire en sorte qu’ils ressentent cette croissance à deux chiffres ? Qu’ils en sentent les effets ? Il y a des efforts qui sont faits, mais cela ne suffit pas.

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Concernant la cherté de la vie, les autorités expliquent que cela est dû au contexte mondial et affirment avoir mis en place des mécanismes sociaux. Sont-ils adéquats ?

Encore faudrait-il que tout le monde sache qu’ils existent ! Pour le reste, les complaintes et les critiques sont normales. Personne n’a la science infuse. Malheureusement, chaque fois que l’on formule une critique, c’est pris comme une attaque personnelle. C’est regrettable… la critique de l’action publique est nécessaire à la gestion de la cité.

Vous vous êtes retrouvé au cœur d’une polémique après la sortie d’une de vos chansons qui a été assimilée comme une critique du pouvoir…

Cela fait plus de 30 ans que je suis en activité. Mes chansons n’ont pas fondamentalement changé. Avec cette polémique, j’ai eu l’impression que certains découvraient mon travail.

Et puis, comme je le disais tout à l’heure, il y a aussi une part de mauvaise foi chez ces personnes qui exercent le pouvoir et qui trouvent que plus rien ne doit être dit. Mais ce n’est pas cela qui va nous freiner, nous les artistes.

J’ai l’habitude de dire que le reggae, c’est la musique des opposants. Lorsqu’ils sont dans l’opposition, tous les hommes politiques aiment le reggae parce que nous critiquons l’action de ceux qui sont au pouvoir. Cependant, une fois qu’ils sont au pouvoir, ils se sentent offensés. Il faut que les gens prennent nos chansons pour ce qu’elles sont, rien de plus. Nos dirigeants doivent apprendre à écouter et à prendre en compte les messages que nous passons.

Le 2 décembre dernier, des élections locales partielles ont été organisées dans certaines parties du pays. Quel bilan en tirez-vous ?

Je suis content que les élections se soient globalement passées dans le calme parce que, chez nous, elles sont en général synonymes de pugilat. Maintenant que le vote est terminé, il faut se mettre au travail. Il faut que ceux qui ont été élus montrent que ce n’était pas juste pour ceindre une écharpe autour de leurs hanches. Ils doivent travailler à faire ce pour quoi ils ont été choisis.

Nombre de nos représentants n’habitent même pas les localités dans lesquelles ils sont élus ! Ils réapparaissent tous les 5 ans pour profiter du vote captif qu’ils ont dans une région du fait de l’assise de leur parti ou de leurs accointances locales. Ce n’est pas cela qui permet le développement.

Malgré ça, je suis convaincu qu’il faut aller voter. J’entends trop de gens se plaindre de la mauvaise gestion de leurs maires ou de leurs élus locaux, et s’abstenir le jour des élections.

La Côte d’Ivoire vient de commémorer la disparition de Félix Houphouët-Boigny. Si aujourd’hui il semble y avoir un consensus autour de lui, cela n’a pas toujours été le cas. Quel est, selon vous, son héritage ?

Qu’on le veuille ou non, on est obligé de reconnaître que, compte tenu de ce que nous avons vécu depuis sa mort, il incarnait une sorte de paradis perdu. Lorsqu’il parlait de paix, les gens pensaient qu’il radotait. Malheureusement, nous avons pu constater à nos dépens qu’il était dans la vérité. Il est donc logique qu’aujourd’hui, beaucoup ne jurent que par lui.

En tant qu’ambassadeur pour Amnesty International, quel diagnostic faites-vous de l’état des libertés dans la sous-région ?

Les coups d’État qui se sont multipliés ces derniers mois n’augurent rien de bon. Je me suis toujours méfié des pouvoirs militaires. Cela est peut-être dû à la mauvaise expérience que nous avons eue ici avec celui de 1999 [cette année-là, le général Robert Gueï renverse Henri Konan Bédié].

À partir du moment où un processus démocratique est interrompu ou bouleversé, à partir du moment où l’on a un État d’exception, les libertés en pâtissent.

Au Burkina Faso, les autorités envoient au front des leaders de la société civile et des hommes politiques qui critiquent l’action du gouvernement. Qu’en pensez-vous ?

J’ai lu cela dans la presse et je dois dire que ça m’a laissé circonspect. Agir ainsi c’est une volonté manifeste de bâillonner toutes les voix discordantes. Je ne peux pas être d’accord avec cela.

Le récent rapprochement de l’ancien Premier ministre ivoirien, Guillaume Soro, avec les dirigeants putschistes du Mali, du Burkina Faso et du Niger a été abondamment commenté. A-t-il encore un poids politique en Côte d’Ivoire ?

Je ne pense pas être outillé pour juger de son poids. Une chose est certaine, il a des partisans. Mais dans quelle proportion ? Je ne saurai le dire.

Un concert du chanteur malien Salif Keïta qui devait se tenir à Abidjan a finalement été reporté. Plusieurs internautes lui reprochent sa proximité avec la junte au pouvoir au Mali. Que pensez-vous ?

Pour moi, Salif Keïta est aussi un enfant de la Côte d’Ivoire, et il est dommage que la culture soit touchée par des questions politiciennes. Je ne connais pas vraiment les tenants et les aboutissants de cette affaire, mais j’espère qu’il pourra très vite revenir au pays.

Début janvier, la Côte d’Ivoire accueillera la Coupe d’Afrique des nations (CAN). Qu’en attendez-vous ? 

Qu’on remporte le tournoi ! Il nous faut une troisième étoile.

J’espère aussi que ce sera la CAN de l’hospitalité, que les infrastructures pour lesquelles des investissements ont été réalisés fonctionneront. Ceci étant dit, je suis sûr que notre pays se montrera à la hauteur et je suis impatient que la date fatidique arrive.

L’actualité internationale est aussi marquée par la guerre d’Israël contre le Hamas. Est-ce que c’est un sujet que vous suivez ?

Bien sûr, je suis obligé de suivre ce qui se passe en Palestine ! On parle de l’attaque [du 7 octobre] perpétrée par le Hamas, mais cela n’est à mon sens que le dernier soubresaut d’un long conflit. Le problème palestinien semble être un nœud inextricable.

Ces dernières semaines, on demande à tout le monde : « Est-ce que tu condamnes le Hamas ? ». Mais est-ce que c’est la question fondamentale ? Qu’il soit Israélien ou Palestinien, un mort est un mort. Il y a eu l’attaque du Hamas, puis la réplique de l’armée israélienne et tout ce que cela va engendrer… À force de faire œil pour œil et dent pour dent, on risque tous de finir aveugles et édentés. Cela ne s’arrêtera jamais, tant qu’il n’y aura pas de dialogue.

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