L’obscurantisme identitaire à l’assaut des salles obscures

Sur Internet, des groupes d’extrême droite s’attaquent, en raids organisés, à des films qui ne reflètent pas leur idéologie. Que faire face à cette « liberté d’expression » ?

« Avant que les flammes ne s’éteignent », le premier long-métrage de Mehdi Fikri (2023), a été la cible de campagnes de dénigrement orchestrées sur Internet par l’extrême droite. © Bac Films

« Avant que les flammes ne s’éteignent », le premier long-métrage de Mehdi Fikri (2023), a été la cible de campagnes de dénigrement orchestrées sur Internet par l’extrême droite. © Bac Films

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  • Mabrouck Rachedi

    Ecrivain franco-algérien dont le dernier roman est « Krimo, mon frère » (éd. L’École des loisirs).

Publié le 13 décembre 2023 Lecture : 4 minutes.

Imaginez qu’un groupe de manifestants défile devant une salle de cinéma avec des banderoles. Le slogans n’auraient rien à voir avec le fond du film, mais concentreraient leurs attaques sur les intentions supposées de la production, du réalisateur, des acteurs… Cette mobilisation ne viserait pas à exprimer une opinion, mais à empêcher les spectateurs potentiels d’accéder aux séances. Liberté d’expression ? Non, trouble à l’ordre public.

Pourtant, sur Internet, ce type d’actions est possible. Dans le Far West virtuel, la loi est floue et les gendarmes bien permissifs. C’est ce que dénonce la Société des réalisatrices et réalisateurs de films (SRF) dans un communiqué du 22 novembre 2023 au titre explicite : « L’extrême droite attaque la culture ». Celui-ci alerte sur des campagnes concertées contre certains films, citant pour exemples Amin, de Philippe Faucon (2016) ; Rodéo, de Lola Quivoron (2022) ; Les Engagés, d’Émilie Frèche (2022). La dernière victime en date : Avant que les flammes ne s’éteignent, le premier long-métrage de Mehdi Fikri, en salles depuis le 15 novembre 2023.

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Délit de sale gueule

Dès sa sortie, une cohorte de comptes a attribué des notes exécrables au film sur la mort d’un jeune homme, tué par balles à la suite d’un contrôle de police. Certes, on a le droit de ne pas aimer une œuvre, mais le nombre, le contenu des critiques et le profil des contempteurs soulevaient la suspicion. Les éléments de langage tournaient autour de la dénonciation de la « racaille », du « wokisme »… S’ajoutait à cela un délit de « sale gueule » contre Camélia Jordana, cible permanente de campagnes de dénigrement à cause de ses propos sur les violences policières.

Adama Traoré et tous les autres

On retrouve dans ces thèmes l’idéologie identitaire. Non seulement les auteurs des critiques ne s’appuient jamais sur des éléments factuels (car ils n’ont pas vu le film), mais ils s’accordent un large degré de liberté sur l’intrigue, assimilée à tort à un biopic sur l’affaire Adama Traoré alors même que le réalisateur a confié que ses inspirations étaient multiples. « J’ai notamment pensé aux morts de Lamine Dieng, en 2007, d’Ali Ziri, en 2009, de Wissam El-Yamni, en 2012, d’Amine Bentounsi, la même année, et, évidemment, à celle d’Adama Traoré, en 2016″, a-t-il précisé dans une interview accordée à Jeune Afrique.

Ces raids groupés ont réussi leur coup : le film a enregistré à peine plus de 18 000 spectateurs la première semaine. L’information a fait le tour des réseaux sociaux, avec pour figure de proue le mystérieux compte X @destinationcine, relayé par les sempiternelles chaînes de désinformation en continu et leurs débats aux allures de discussion de café du commerce. Leur rengaine – « on vole l’argent public pour financer des films que personne ne veut voir » s’appuie sur des montants de subventions publiques exagérés.

Un manque de parole politicienne

L’ironie veut que l’influence de l’extrême droite est absente dans Avant que les flammes ne s’éteignent, ce qu’on pourrait rétrospectivement considérer comme un manque. Mehdi Fikri s’est intéressé au drame humain que vit une famille de victime et à la mécanique judiciaire à laquelle elle doit faire face. Si le film est politique, la parole politicienne – président de la République, ministres, députés, maires ou même les syndicats de police – n’est pas représentée à l’écran. Il y a certes une journaliste, mais de presse écrite. Ni Internet ni les chaînes de télé ne sont évoqués.

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On se dit que la charge contre les médias aurait pu être autrement plus virulente au moment où on apprend grâce à Complément d’enquête, le magazine de France 2, que des chroniqueurs de l’émission Touche pas à mon poste ont été enjoints de donner des avis positifs sur le film Sœurs d’armes (dont l’une des actrices principales était… Camélia Jordana) sous la double pression de son présentateur, Cyril Hanouna, et du propriétaire de la chaîne C8, Vincent Bolloré.

Propagande idéologique

Le scénario d’Avant que les flammes ne s’éteignent a-t-il un parti pris ? Oui, comme toute création artistique et culturelle. Est-il caricatural ? Non. Il met en scène la sœur de la victime en train de dissimuler une preuve, il dépeint un avocat de la défense hautain, un militant blasé qui assume une part de mauvaise foi dans le récit de ses exploits passés…

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Il n’est évidemment pas question d’affirmer que ce premier long-métrage doit être exempt de toute critique – il a d’ailleurs été moyennement accueilli par certains journaux de gauche ou des magazines de cinéma. Et la chute vertigineuse de sa fréquentation en deuxième semaine (− 82%) montre que le bouche-à-oreille n’a pas été bon. Néanmoins, le fait que des opérations de propagande idéologiques soit menées par des personnes qui n’ont pas vu le film doit interroger.

Lynchage médiatique

Parmi les solutions contre ces assauts de l’extrême droite, l’une est pragmatique : exiger, comme le fait la SRF, une modération plus efficace des critiques spectateurs sur Allociné, l’un des prescripteurs majeurs du cinéma. Mais la leçon de ce lynchage médiatique est aussi… politique. De la même façon que l’extrême droite sait fédérer ses forces, les acteurs de la lutte anti-raciste pourraient faire entendre plus fermement leurs voix pour dénoncer ces pratiques et défendre les œuvres visées.

C’est ce qui s’est produit aux États-Unis, où les appels au boycott et les manipulations de notes sur le site Rotten Tomatoes contre La Petite Sirène, jouée par Halle Bailey, comédienne afro-américaine, ont été déjoués. La lutte contre l’obscurantisme d’extrême droite se joue aussi dans les salles obscures.

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