Pentecôtisme, kimbanguisme, salafisme… L’Afrique dans le tourbillon des fondamentalismes

Tous les regards sont braqués sur les groupes radicaux musulmans, très actifs sur le continent. On en oublierait presque que le fondamentalisme chrétien est en plein essor, notamment en Afrique du Sud, au Cameroun, au Bénin ou au Nigeria.

Culte dans une paroisse de l’Église pentecotiste « Redeemed Church of Christ », à Lagos, Nigeria. © Jean Claude MOSCHETTI/REA

Culte dans une paroisse de l’Église pentecotiste « Redeemed Church of Christ », à Lagos, Nigeria. © Jean Claude MOSCHETTI/REA

Mohamed Tozy
  • Mohamed Tozy

    Professeur à Sciences Po Aix-en-Provence, auteur de « Monarchie et islam politique au Maroc », « L’État d’injustice au Maghreb » et « Tisser le temps politique au Maroc » (co-écrit avec Béatrice Hibou).

Publié le 2 janvier 2024 Lecture : 6 minutes.

Il y a vingt-huit ans, dans L’Afrique maintenant, un ouvrage collectif dirigé par le regretté Stephen Ellis et publié aux éditions Karthala, j’avais écrit : « L’Afrique est le seul continent où les équilibres, aussi bien entre religions qu’à l’intérieur d’une même religion, peuvent être qualifiés d’instables. Les frontières sont à peine esquissées, et la compétition entre les entrepreneurs religieux est encore vivace. Une course à la conversion est entretenue, depuis des décennies, entre les Églises catholique et protestante et certains pays musulmans auto-investis de la fonction de prédication en Afrique (Arabie saoudite, Libye, Maroc). »

Depuis, les choses ont beaucoup changé sans pour autant dévier de la trajectoire esquissée à l’époque. L’Afrique est un espace où se déroulent de multiples compétitions, aussi bien sur le plan économique que sur le plan politique ou encore dans le champ du religieux.

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Interaction entre religion et politique

Dans ce dernier domaine, les données manquent. Les grandes Églises – catholique, protestante et orthodoxe – publient régulièrement des annuaires statistiques internationaux. Leurs chiffres, moyennement fiables, ne peuvent être comparés qu’avec précaution : les catholiques recensent les baptisés, les églises protestantes ne comptent souvent que leurs membres adultes ou « actifs ».

Pour le christianisme, la seule véritable référence demeure la World Christian Encyclopedia, réalisée en collaboration avec l’université de Louvain, qui a publié à ce jour trois éditions (1982, 2001 et 2019). Ses données sur l’Afrique couvrent l’ensemble des Églises qui mobilisent plus de 50 adeptes : Églises locales dérivées par scission des missions protestantes et pentecôtistes ; Églises indépendantes indigènes, fondées par des prophètes autochtones, comme le harrisme en Côte d’Ivoire, le kimbanguisme en pays bacongo et les mouvements Aladura, qui essaiment du Nigeria à tout le golfe de Guinée.

S’agissant de l’islam, les chiffres sont tout aussi lacunaires, y compris ceux publiés par l’Organisation de la coopération islamique (OCI). Sur les 57 pays et organisations qui en sont membres, on compte 27 États africains, dont la majorité a rejoint l’OCI lors de sa création, en 1969 – le dernier à y entrer étant la Côte d’Ivoire, en 2001.

On y trouve des pays dans lesquels l’islam est la seule religion (pays du Grand Maghreb, Soudan, Somalie, Djibouti et Comores) ; des pays où l’islam, majoritaire, coexiste avec des minorités chrétiennes ou professant des religions traditionnelles, comme c’est le cas des pays du Sahel (Sénégal, Mali, Burkina Faso, Niger et Guinée) ; enfin, des pays où l’islam représente moins de 50 % de la population et se trouve en compétition avec les Églises chrétiennes. Le Nigeria, mastodonte démographique, arrive en tête, suivi de la Côte d’Ivoire, du Cameroun, du Tchad, de l’Érythrée et de l’Éthiopie.

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Dans tous ces États, qu’ils soient musulmans ou chrétiens, l’interaction entre la sphère religieuse et la sphère politique n’a jamais été aussi forte. L’actualité de l’islam est évidente : le jihad des Shebab en Somalie, d’Al-Qaïda en Afrique orientale, d’Aqmi au Mali, de Boko Haram au Nigeria, et l’ombre de Daesh sur la moitié orientale du continent. Cette actualité détourne le regard de la poussée du fondamentalisme chrétien, notamment en Afrique du Sud, au Cameroun, au Bénin et au Nigeria, et de son rôle dans la radicalisation des crises politiques en Côte d’Ivoire dans les années 2000, en Centrafrique depuis 2010, ou encore en RDC.

Force de frappe saoudienne

De ces observations se dégage un premier constat. Le fait religieux épouse son temps. Il est souvent le vecteur des revendications les plus ordinaires : demande de justice et de mobilité sociale, par exemple. Il peut, aussi, être le relais des transformations profondes de la société : processus d’individuation et de sortie des communautés héritées, émancipation de la  femme par le biais d’un accès à l’espace public, accès des jeunes aux lieux du pouvoir.

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Il rend compte, dans un mouvement paradoxal, des transformations sociales plutôt qu’il n’incarne la pesanteur de la tradition, même s’il procède le plus souvent par « ré-invention » de celle-ci pour esquisser un chemin sinueux vers une modernité qui a les allures d’un conservatisme dur. Le Nigeria est le théâtre par excellence de cette compétition des fondamentalismes : le salafisme d’inspiration wahhabite et l’évangélisme sous toutes ses formes. Le fondamentalisme d’Izala ou celui de Boko Haram en sont un exemple parmi d’autres. Leurs caractéristiques sociologiques rendent compte de façon prégnante d’une révolte des jeunes contre les formes de l’islam hérité, tout comme la marche triomphante du pentecôtisme dans ce même pays.

Izala est un mouvement réformiste d’inspiration wahhabite, créé à Jos en 1978 et qui a largement inspiré Jama’atu Ahlis-Sunna Lidda’Awati Wal-Jihad, plus connu sous le nom de Boko Haram, qui signifie en haoussa « l’éducation occidentale est un péché », parce que cette dernière est censée détruire la culture islamique. Ce mouvement izala fut fondé à Maiduguri, en 2002, par l’homme d’affaires Alhaji Mohamed Yusuf, ancien prêcheur dans une mosquée izala, dont il fut chassé car il ne possédait pas les diplômes requis pour le cursus coranique saoudien.

Le travail de l’Arabie saoudite a commencé au milieu des années 1970. Les pays de l’OCI avaient implicitement mandaté Riyad pour porter le projet d’un prosélytisme musulman sur les terres africaines. Ce prosélytisme s’est inscrit dans une compétition avec l’Iran chiite révolutionnaire, et s’est incarné dans un wahhabisme exigeant, qui élimine toute confusion que rendent possibles les expressions d’un islam populaire africain d’inspiration soufie, plus enclin aux pratiques maraboutiques, lesquelles ont des affinités avec certaines expressions du chiisme.

La puissance financière de l’Arabie saoudite et sa force de frappe idéologique ont fait le reste. La nécessité d’acquérir un savoir scolaire formellement certifié, ainsi que la maîtrise de l’arabe et d’un certain savoir livresque, mène souvent à un détour par Riyad. Des milliers de bourses ont été octroyées aux étudiants africains pour qu’ils puissent se rendre à Médine et à La Mecque faire leurs classes sur les bancs des universités saoudiennes. Les ouvrages d’Ibn Taymiyya [1263-1328] et les fatwas d’Ibn al-Baz [1330-1420] ont inondé le marché. Les jeunes salafistes ont pris le contrôle des lieux de prédication et ont déclassé les vieux notables de l’islam, adeptes de la Tijaniyya.

Diabolisation des esprits

Les « pentecôtistes, charismatiques, néocharismatiques et indépendants » sont les segments du christianisme mondial qui connaissent la croissance la plus rapide et sont destinés à devenir l’avenir de ce christianisme mondial. Ils se concentrent surtout en dehors de l’Occident. Le Brésil est passé du catholicisme à l’évangélisme en l’espace de deux décennies (il compte 79,9 millions de pentecôtistes). L’Afrique n’est pas en reste : les pentecôtistes sont 21 millions en Afrique du Sud, 20 millions en RDC. Au Nigeria, surtout, ils représentent plus des deux tiers des populations chrétiennes.

Malgré leurs différences radicales, ces deux formes de religiosité fondamentalistes – islamique et chrétienne – présentent certaines affinités, qui expliquent leur efficacité. Tout d’abord, une capacité certaine à s’adapter aux diverses cultures et traditions. Dans les deux cas, le cheminement est paradoxal. Le christianisme pentecôtiste comme le christianisme en général ont d’emblée rejeté les religions africaines traditionnelles, notamment la question du pouvoir des esprits.

Les pentecôtistes diabolisent ces esprits en les considérant comme entièrement mauvais, mais font en même temps la promotion des miracles de l’Esprit saint. En présentant le Saint-Esprit comme un esprit bon et plus puissant que tout, le dualisme pentecôtiste permet à ses adeptes de maintenir leur cosmologie spirituelle autochtone. Les wahhabites paraissent plus radicaux sur ce point, parce qu’ils considèrent comme superstitions blâmables toutes les pratiques maraboutiques. Ils acceptent néanmoins, comme tout musulman, la réalité des esprits. Leur pratique de la Roqya charaïque formalise la gestion des esprits par le Coran et laisse une grande place aux croyances autochtones.

Promotion de la modernité

Plus paradoxale apparaît la promotion de la modernité chez les pentecôtistes et chez les wahhabites. Le pentecôtisme peut offrir diverses formes d’autonomisation sociale et spirituelle aux personnes marginalisées, en leur permettant de s’orienter vers une vie meilleure. Dans les zones urbaines d’Afrique, les pentecôtistes adoptent des caractéristiques modernes, telles que l’individualisme ou le capitalisme. Ils croient que chaque personne – et non une famille ou une tribu – est responsable de son salut.

On peut relever les mêmes caractéristiques dans le salafisme. Son approche du texte sacré est foncièrement positiviste et individualiste. Une approche binaire et fondamentalement adossée à la logique formelle dépouille celui-ci de toute possibilité de contextualisation historique ou spatiale, ce qui crée les conditions du développement d’un puritanisme très strict, soluble dans un islam globalisé servi par le web. Ce puritanisme, qui fait la réussite sociale et économique, est lié à l’effort individuel. Il constitue des vertus en soi, et une récompense de Dieu.

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