Kako Nubukpo : « Les biens communs, un enjeu crucial pour l’autosuffisance alimentaire »

L’eau ou l’air sont des ressources partagées que l’humanité pourrait gérer en commun, à l’écart des logiques de marché. Pour l’économiste togolais, l’autosuffisance alimentaire et les droits humains devraient également faire partie de ces « biens ».

Des femmes à la recherche d’eau potable, dans la province de Kajiado (vallée du Rift), au Kenya, en novembre 2022. © Gerald Anderson/Anadolu Agency via AFP

Des femmes à la recherche d’eau potable, dans la province de Kajiado (vallée du Rift), au Kenya, en novembre 2022. © Gerald Anderson/Anadolu Agency via AFP

  • Kako Nubukpo

    Économiste, commissaire chargé de l’agriculture, des ressources en eau et de l’environnement à l’Uemoa

Publié le 3 janvier 2024 Lecture : 4 minutes.

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Beaucoup de mots, beaucoup de définitions. En ce début du XXIe siècle, nous entrons, avec « les communs » [ressources partagées, gérées et maintenues collectivement par une communauté, en toute autonomie], dans l’ère de la diversité et de la complexité du vivant, des échelles, et du « gouvernement des hommes ». Dans la politique, celle de la cité-monde, qui brasse, écarte, négocie ou associe l’État et le marché, tous deux défaillants, dans ce qu’on voudrait un nouveau paradigme, plus efficace pour certains, plus juste diraient d’autres. Plus juste pour quoi faire, d’ailleurs, et pour qui ?

Des flux en partage

Voici en effet un concept qui, manifestement, a quelques difficultés à poser et à résoudre le problème pour lequel il est conçu. Et pourtant, il marche, et parcourt historiquement l’Afrique, les Afrique. L’air, le vent, la pluie, l’eau, le CO2, le climat finalement, sont des « flux » que nous partageons sans conteste avec d’autres.

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Mais l’emploi du mot « partage » pourrait signifier que nous nous plaçons en situation de quasi-égalité devant une « ressource », à tous les niveaux.  Donc des flux dont nous usons tous, humains et non humains, en toute conscience désormais. Non, cela dépend en fait… du lieu, de l’espace, de l’échelle, des configurations sociales et politiques… Parfois des flux du monde entier… De plus en plus du monde entier.

Des ressources dites partagées, donc, qui ne nous seraient pas « exclusives », pour lesquelles nous ne serions pas « rivaux », et qui pourraient être utilisées en commun, sans en (ab)user au détriment des voisins et des générations futures. Des ressources qui pourraient être régies dans l’intérêt général en cercles concentriques plus ou moins grands et réguliers, plus ou moins purs, mélangés ou entrecroisés, partant de la maison (oïkos). Mais vers qui, vers quels espaces et avec quelles limites ?

En architecture « polycentrique » – enchevêtrement des différentes « arènes de décision et d’action » –, dirait la première grande théoricienne des communs, Elinor Ostrom, Nobel d’économie 2009 pour ses travaux de la fin d’un XXe siècle de bruit et de fureur, se finissant dans le tranquille nivellement théorique néolibéral, utilitariste et individualiste, au nom même d’un optimum collectif aussi prétendu qu’inexistant.

Se nourrir soi-même

Comment, Africain, impliqué publiquement dans la recherche de solutions aux impasses continentales actuelles, ne pourrais-je être intéressé par cette « approche par les communs » [1] ? Je me permettrai donc de proposer que les droits humains soient un commun mondial, « une ressource extractible comme non excluable, possiblement faite en commun », « gérée [durablement] en commun », renouvelée en commun.

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L’eau est le commun le plus souvent cité, mais on pourrait y ajouter la « capabilité » (concept du prix Nobel d’économie Amartya Sen) de manger. D’autant que l’humanité produit bien plus d’aliments que nécessaire à ses 8 milliards d’individus – pour peu que les plus riches consomment un peu moins de viande –, mais partage difficilement avec les plus pauvres qui ne peuvent les acheter (près de 1 milliard en continu depuis des décennies, aux trois quarts paradoxalement des paysans). La « capabilité »  à se nourrir soi-même, comme extension de ce droit à se nourrir tout court, serait même un commun plus pertinent.

Dans le monde dans lequel nous vivons, nous devons absolument penser l’action collective pour faire face à notre communauté de destin. Plus encore, je crois, à titre personnel, que l’approche par les communs, entre humains, et entre humains et non-humains, sera la voie d’un réenchantement du monde, selon l’expression d’Edgar Morin.

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Trou noir, angle mort

La théorie d’Elinor Ostrom naît, au demeurant, dans les années 1980 pour résister aussi bien à la théorie néolibérale qu’au dirigisme économique étatique. Pour son initiatrice même, il est bien question d’un concept opératoire face aux situations qu’elle désigne comme des « dilemmes sociaux », lesquels mêlent et associent des enjeux environnementaux, économiques, sociaux et démocratiques.

À cet égard, le lien constitutif des communs avec la préservation des écosystèmes, avec les préoccupations sociales et avec la défense de l’intérêt des générations futures est un point essentiel de la théorie. C’est pourquoi ce concept ne peut être politiquement neutre. Raison pour laquelle l’approche est revendiquée tant par la pensée politique dominante – louvoyant entre le marché et l’État – que par les mouvements sociaux alternatifs, à un point qui devrait nous inciter à la vigilance.

En définitive, trou noir, angle mort ou dommage collatéral tolérable, les paysanneries des pays les plus pauvres ont été abandonnées à leur sort, à leur ruine, sous les coups continus, entre autres, de la libéralisation des importations, de la préférence donnée aux villes, plus dangereuses politiquement, et de la concurrence exacerbée entre elles. Les paysans ont en effet tous été incités à profiter de leurs « avantages comparatifs » climatiques sur les produits exotiques, mais pas sur leur main-d’œuvre abondante prête à émigrer.

Agro-écologie

L’engouement pour les communs ne sera-t-il qu’un énième phénomène de mode ? Soyons précis et engagés : parlons de la diffusion massive de l’agro-écologie, et pas seulement de la « protection des ressources naturelles » ; identifions le type de partage des ressources financières et techniques mondiales à adopter pour valoriser au mieux les services écosystémiques et  environnementaux de l’Afrique au monde. Et cela, c’est urgent, avec une approche bottom-up, démocratique, du local au global via le national, à travers aussi, comme je l’ai déjà évoqué, les euphémiques « chaînes de valeur » – pour ne pas nommer les multinationales et leurs intérêts souvent contraires… Pour le climat, pour la paix, pour le lien social – « le commun des communs » –, pour  la manière dont nous nous pensons nous-mêmes et, espérons-le, pour le réenchantement du monde.

[1] L’Afrique en communs : tensions, mutations, perspectives, sous la direction de Stéphanie Leyronas, Benjamin Coriat et Kako Nubukpo, Éditions de l’AFD et de la Banque mondiale, Paris, septembre 2023, 232 pages.

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