Tunisie : Mohamed Bouazizi, treize ans après
Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi s’immolait par le feu. Un drame déclencheur de la chute du régime Ben Ali, au point que Kaïs Saïed a décidé, en 2021, d’en faire le « jour 1 de la révolution ». Mais quel souvenir les Tunisiens gardent-ils aujourd’hui du vendeur ambulant ?
Sur la place du gouvernorat de Sidi Bouzid (Centre), Mohamed Bouazizi, 26 ans, vendeur de légumes ambulant, se sent marqué au fer rouge. Fédia Hamdi, agente municipale, vient de lui confisquer sa balance. Ce n’est pas la première fois que le jeune homme – dont le vrai prénom est Tarak, mais qu’on appelle communément Mohamed, comme son père, décédé voilà quelques années – essuie, ce qu’il ressent comme, une injustice. Mais cette fois, il tente de défendre son bien et aurait, dans la querelle, touché la poitrine de Fédia Hamdi, qui le gifle.
Honte publique
La légende se construit autour de cet incident bref mais fondateur : un ordre établi sourd aux revendications d’une jeunesse avide de justice sociale, de dignité et de liberté – mot d’ordre de la révolution –, et une femme qui humilie un homme en public.
Un mépris, une hogra que ne peut supporter Mohamed Bouazizi. Surtout qu’à l’humiliation s’ajoute le spectre de la faim, puisque la police municipale a saisi toute la marchandise du jeune bachelier, qui a sa famille à charge. Son parcours est semblable à celui de milliers d’anonymes qui travaillent dans le secteur informel, faute de pouvoir glisser quelques billets en échange d’une autorisation.
Les revenus de ses parents – sa mère travaille aux champs et son beau-père est maçon – étant aléatoires et très insuffisants, Bouazizi doit subvenir aux besoins de ses six frères et sœurs depuis que l’aîné a quitté la maison. Un bien grand mot d’ailleurs pour désigner cette habitation sommaire de quelques mètres carrés située au fond d’une ruelle du cloaque de la cité Nour. Les Bouazizi vivent chichement mais dignement – un principe important pour cette famille originaire de la tribu des Hamama.
Nous sommes le vendredi 17 décembre 2010, moins d’une heure avant la prière hebdomadaire. Mohamed ne peut assumer cette honte publique. « Il est allé se plaindre à la mairie, personne n’a voulu le recevoir. Puis il a essayé chez le gouverneur. Trois fois. On l’a chassé. Ce n’était pas la première fois qu’on saisissait sa marchandise, mais se faire gifler par une femme en pleine rue, ça l’a brûlé à l’intérieur. Chez nous, ce n’est pas acceptable », racontait sa mère aux journalistes, qui avaient envahi la ruelle habituellement déserte.
L’appel à une vie décente et digne
Fou de rage, Bouazizi cherche à se faire remarquer, se munit d’un bidon de produit inflammable, retourne devant le gouvernorat, hurle sa colère et s’asperge en menaçant de s’immoler par le feu. « Il espérait que quelqu’un sortirait du gouvernorat pour lui restituer son matériel », assure Hatem, un chômeur qui a assisté à la scène. Et c’est le drame : il allume un briquet par provocation et s’embrase aussitôt.
« Peu avant, il riait avec ses copains qui tentaient de le dissuader de commettre l’irréparable », se souvient Mongia, qui essaiera d’éteindre les flammes avec sa djellaba. Depuis son bureau sur la place, l’avocat Salhi Daher est alerté par les cris. Il prend des photos du corps calciné qu’il adresse aux chaînes d’information internationales. Il considère que « Mohamed Bouazizi a libéré la parole ».
« Ici, le pauvre n’a pas le droit de vivre », disait Mohamed en évoquant les difficultés de la région de Sidi Bouzid, mais il n’était ni un meneur ni un militant. Celui qui se tuait à la tâche ne portait qu’une revendication : celle de vivre décemment et dignement. Emmené d’urgence à l’hôpital, il décèdera le 4 janvier 2011.
Mohamed Bouazizi oublié
Mohamed devient alors un héros, l’icône d’une révolution que certains baptiseront, dans un élan romanesque, « révolution du jasmin ». L’appellation ne tiendra pas. Très prosaïquement, les Tunisiens la désignent désormais par l’expression « révolution de la brouette », celle des ventres creux qui perdent la vie en tentant de gagner quelques subsides. Une façon de relativiser l’emphase laudative et l’enthousiasme qui ont prévalu en 2010.
Et même si, en 2021, le président Kaïs Saïed a décidé que le 17 décembre serait désormais un jour de célébration officielle, celui qui marque le soulèvement du « petit peuple » par opposition aux manifestations de janvier 2011 qu’il juge visiblement plus « bourgeoises », dans la population le souvenir de l’événement est moins univoque. « Plus personne à Sidi Bouzid ne considère Bouazizi comme un exemple », concède ainsi un agronome de la région.
Au fil du temps, les langues se délient. Lamine, le cousin de Mohamed, avait à l’époque raconté qu’il avait contribué à instrumentaliser le drame. « Il n’était pas le premier à s’immoler, il y a eu d’autres cas, notamment à Monastir et à Kairouan, mais personne ne leur a prêté attention », explique un syndicaliste qui avait relayé le geste de Mohamed sur les réseaux sociaux et auprès des agences de presse.
Désenchantement
Aujourd’hui, Bouazizi est oublié, quand on ne lui impute pas carrément l’échec de la révolution. Son portrait géant sur le mur de la poste s’étiole et jaunit sous le soleil, tandis que les passants feignent d’ignorer que tout est parti d’ici. Rares sont ceux qui vont sur sa tombe pour dire une prière. Sa famille, après avoir déménagé dans une banlieue chic de Tunis, s’est installée au Canada et plus personne ne parle de Mohamed.
Sidi Bouzid a changé. La voirie et l’éclairage ont été refaits dans les quartiers démunis. La ville, où les investissements industriels sont minimes, s’est dotée d’un nouveau gouvernorat, d’un deuxième poste de police, d’un marché, d’une piscine semi-olympique (fermée en raison du coût élevé du chauffage), d’un centre des arts dramatiques, dont la salle des spectacles est dépourvue de sièges. Elle compte sur des financements internationaux pour édifier un CHU et un marché de gros.
Mais ce n’est pas pour autant que les problèmes de la région, notamment le chômage et la corruption, ont été résolus. Comme un peu partout en Tunisie, les temps sont aux regrets et au « c’était mieux avant ». Tout se passe comme si, après le vent d’espoir qui a soufflé sur la région, le pays et bien au-delà, le désenchantement avait rattrapé les Bouzidiens. « Il suffit de voir la fameuse brouette abandonnée devant la porte close d’un musée de la révolution qui n’a jamais vu le jour pour comprendre ce qui se passe à Sidi Bouzid », soupire Lamine.
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