Au Maroc, 40 intellectuels appelés à plancher sur les droits de l’humain

À l’occasion des 75 ans de la déclaration des droits de l’homme du 10 décembre 1948, le Conseil national des Droits de l’homme du Maroc organisait un symposium international sur la question : « L’idéal humaniste universel est-il inachevé ? »

Rassemblement à Rabat pour la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars 2023. © Abu Adem Muhammed / Anadolu via AFP

Rassemblement à Rabat pour la Journée internationale des droits des femmes, le 8 mars 2023. © Abu Adem Muhammed / Anadolu via AFP

NICOLAS-MICHEL_2024

Publié le 19 décembre 2023 Lecture : 5 minutes.

Contre les droits de l’humain, les attaques viennent de tous les fronts. Les plus virulentes sont, sans surprise, menées par les ennemis traditionnels de la justice, groupes ou individus qu’il n’est pas nécessaire de nommer. D’autres assauts sont plus insidieux, menés par ceux et celles qui, obsédés par leurs propres particularismes, s’opposent à cet horizon philosophique idéal qui place l’ensemble de l’espèce humaine, une et indivisible, sur un pied d’égalité en matière de droits.

Déclaration de 1948

Alors que l’on fête les 75 ans de la déclaration universelle des droits de l’homme, adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies au Palais de Chaillot (Paris), le 10 décembre 1948, le Conseil national des droits de l’homme du Maroc organisait à la Bibliothèque nationale du Royaume, à Rabat, un symposium de deux jours intitulé « L’idéal humaniste universel est-il achevé ? »

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Dans sa note d’intention, la présidente du CNDH, Amina Bouayach, précisait les enjeux : « Face aux dynamiques changeantes de notre monde contemporain, la commémoration de la déclaration universelle nous exhorte à évaluer notre capacité collective à faire face aux nouvelles réalités émergentes, qu’il s’agisse des bouleversements climatiques, des défis de la digitalisation ou des écarts entre l’effectivité du droit au développement et les contraintes économiques nationales. […] Dans la traversée des réalités observées vers l’idéal escompté, la notion de l’universalité se profile en filigrane et suscite de nombreuses interrogations. Cette universalité, qui n’est pas une idée figée dans le temps, évolue avec notre compréhension des besoins et des défis contemporains. L’universalité n’est surtout pas une quête statique, mais une dynamique constante de progrès et elle évoque un héritage moral partagé transcendant les frontières nationales et les barrières culturelles. »

Le débat ainsi imposé, nombre d’interlocuteurs – dont l’auteur de ces lignes – étaient invités à faire part de leurs points de vue lors d’intenses discussions. Parmi les quelque 40 invités, une riche variété de penseurs, militants, écrivains, artistes de tous horizons. Parmi ceux-ci, l’écrivain d’origine afghane et prix Goncourt Atiq Rahimi, la romancière camerounaise Djaili Amadou Amal et son confrère Eugène Ebodé, administrateur de la chaire des littératures et des arts africains du Maroc, le professeur de sciences politiques marocain Mohamed Tozy, l’autrice malgache Michèle Rakotoson, l’artiste béninois Tchif, le réalisateur marocain Nabil Ayouch, le président de la commission africaine des droits de l’homme et des peuples, le Congolais Rémy Ngoy Lumbu, et bien d’autres encore.

Face à un sujet aussi vaste, les différentes prises de parole ont souvent dérivé vers l’oppression subie par le peuple palestinien – sujet dominant l’actualité marocaine et internationale. Les intervenants ont néanmoins veillé à apporter des éléments pratiques et concrets dans leurs interventions. Ainsi, la journaliste maroco-française Nesrine Slaoui a axé sa prise de parole sur les droits des femmes, rappelant la Déclaration de la femme et de la citoyenne rédigée par Olympe de Gouges le 14 septembre 1791 et commençant ainsi : « La femme naît libre et demeure égale à l’homme en droits. » Une phrase que l’auteurelgas à fait résonner de manière vibrante avec l’actualité marocaine de la Moudawana.

« La femme vaut la moitié d’un homme »

« Actuellement ici, a-t-elle déclaré, nous sommes en plein débat sur une réforme de la Moudawana, le code de la famille, et les féministes locales – notamment du mouvement Hiya – ont des revendications très claires et essentielles. La première étant de mettre en place l’autorité parentale conjointe pour une tutelle partagée. Ensuite, l’interdiction et la pénalisation du mariage des enfants, car même si l’âge du mariage est fixé à la majorité, le juge peut accorder une dérogation pour marier un ou une mineure et cela a été le cas pour 13 000 enfants en 2022. Il faut également instaurer l’équité dans le droit successoral – car comme le dit la formule concernant l’héritage, ‘la femme vaut la moitié d’un homme’ et ce n’est pas juste, notamment pour les Marocaines comme moi qui n’ont pas de frères, ni de sœurs, et doivent donc partager le legs avec les hommes de sa famille qui lui sont les plus proches. En accordant davantage de droits aux femmes, en avançant vers l’égalité réelle – et je vous invite à lire toutes les analyses et les demandes militantes, comme celles de l’association Kif Mama Kif Baba – en prenant en compte ces revendications des féministes de terrain dans son nouveau code de la famille, le Maroc fera un immense pas vers l’universalité des droits. »

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D’autres interventions, comme celle de l’écrivain et sociologue Elgas, se sont résolument situées dans la sphère philosophique pour porter l’estocade contre les adversaires des droits universels. « L’indivisibilité de la race humaine est son cœur battant, sa sève, son énergie vitale », a soutenu l’auteur de Les Bons Ressentiments, essai sur le malaise post-colonial. « Il s’agira ici de la dépouiller des malveillances et autres vilénies dont l’a chargée l’histoire, sans absoudre les débiteurs de cette dette tragique à l’humanité, sans pudeur donc à nommer les responsabilités. »

Tout en signalant les responsabilités historiques occidentales en matière de mépris des droits de l’humain, Elgas n’a pas épargné ceux qui utilisent cette histoire pour tenter de miner l’édifice. « Pourquoi, bien des années après, ce procès de l’universel continue-t-il, comme un serpent de mer, parfois comme un fonds de commerce et l’ultime symbole du manque de robustesse de l’alternative ? […] Les culpabilités coloniales sont réelles, mais elles n’exemptent pas les autres de leurs propres manquements. […] Longtemps, en effet, le statut de victime a exonéré de devoir d’exemplarité et d’esprit d’initiative. C’est ainsi que l’universel a été disqualifié, lui et son idéal, et plus seulement son instrumentalisation politique et idéologique. Faute sans doute majeure doublée d’une réponse qui s’est complu dans les particularismes identitaires et l’émiettement communautaire. À l’ouverture vérolée que proposait l’univers colonial ont succédé des fermetures anticoloniales hélas aussi vérolées, créant les conditions d’une lutte perpétuelle des valeurs sur des bases faussées. […] Dans le débarras de l’émancipation, l’universel en a fait les frais, au mépris de toute une dimension philosophique, qui déloge l’universel de son supposé siège occidental. »

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L’empathie comme horizon

Au terme de deux jours de débats, le constat n’a pas changé, l’idéal universel est à la fois inachevé et menacé sur tous ses flancs. Mais quelques intervenants osent mettre en avant un simple mot qui pourrait avoir le pouvoir de relancer la dynamique : « empathie ». « Le socle de toute valeur humaine est son universalité, déclare encore Elgas. Les valeurs morales ou humaines ne sont pas racialement colorées. Si on ne veut pas pour autrui le meilleur, il y a suspicion fondée de hiérarchie. L’autre est le miroir de notre humanité. Cela nous mène à la question fondamentale : comment dire les dévoiements des droits de l’homme, sans nier leur essence comme base, comme fondation, pour construire collectivement ? Voilà notre grand chantier. […] Dans les conflits qui traversent le monde, le manque d’empathie collective a nourri les colères, les sentiments d’abandon, et parfois l’indifférence. C’est à petite échelle qu’il faudrait faire l’apprentissage de cette empathie, afin qu’elle puisse être la fondation pérenne de la communauté terrestre, pour parler la langue d’Achille Mbembe. » Sans doute est-il temps de s’y mettre, sérieusement.

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