« Carte noire nommée désir », l’expérience noire au féminin pour les nuls
Joué à Avignon sur fond de polémique raciste, ce spectacle signé Rebecca Chaillon était présenté jusqu’au 17 décembre aux Ateliers Berthier du Théâtre de l’Odéon. On a testé la performance côté femmes noires et métisses et gagné une barre chocolatée.
Paris, Théâtre de l’Odéon, Ateliers Berthier, dans la file d’attente longeant les gradins. Une hôtesse, métisse – cette caractéristique a son importance –, m’invite avec bienveillance à rejoindre un autre espace. Pas de gradins pour moi. Je dois gagner trois rangées de canapés exclusivement réservées aux femmes noires et métisses afrodescendantes. L’expérience commence donc maintenant et je comprends très vite que je ferai partie des cobayes. Je suis métisse, je suis une femme. Voilà les deux critères qui me définiront ce soir-là.
« Ceci est une invitation et non une obligation, prévient-on. Certaines d’entre vous sont venues avec des proches, de la famille ou des amis, […] mais cette expérience se révélera peut-être salvatrice. » J’accepte de jouer le jeu de l’expérience intersectionnelle, curieuse et un peu décontenancée. Mais après tout, je suis là pour ça. Un plateau où deux comédiennes noires, l’une nettoyant le sol à coup de javel, l’autre modelant des tasses en céramique, me sépare du reste des spectateurs situés de l’autre côté de la scène. La symbolique est limpide. La javel ne suffira pas à rendre ce corps noir, féminin et enveloppant, à présent entièrement nu, plus blanc que blanc.
Renverser les privilèges
Environ cinq cents personnes, majoritairement blanches (seule une poignée d’hommes noirs se distingue dans l’assemblée), me font face. Sororité et négrité d’un côté. Blanchité et majorité de l’autre. Un dispositif à la fois réconfortant quand je constate, parmi ma nouvelle communauté, une bonne vingtaine de femmes noires et métisses, majoritairement jeunes, aux têtes bouclées, frisées, tressées ou dissimulées sous un foulard, qui me ressemblent, et déroutant lorsque je regarde au loin l’autre bord. Sensation de faire partie d’un drôle de jury. Le jeu de miroir déformant opère rapidement. Les rôles s’inversent bientôt lorsque l’hôtesse se faufile dans nos rangées pour nous proposer une collation. « Jus de goyave, d’ananas, café ou rhum ? » J’opte pour le rhum, dans un geste de lâcher prise. Mais il me faudrait bien plus qu’un breuvage martiniquais pour goûter à mes origines paternelles et encore plus aux privilèges qui ne me sont d’ordinaire pas réservés.
Créé en 2021 par Rebecca Chaillon, performeuse, metteuse en scène et comédienne née à Montreuil, en région parisienne, Carte noire nommée désir réunit huit femmes noires et afrodescendantes sur scène. L’autrice originaire de la Martinique a imaginé cette mise en scène en non-mixité après avoir témoigné dans Ouvrir la voix (2017), un documentaire d’Amandine Gay qui donnait déjà la parole à vingt-quatre femmes afrodescendantes vivant en France. Elle aurait ensuite été d’autant plus convaincue par la formule après avoir participé, dans la foulée, au camp d’été décolonial initialement organisé par la militante afroféministe Fania Noël et la journaliste Sihame Assbague, réservé aux personnes subissant à titre personnel le racisme d’État en contexte français. Un festival qui avait agité le débat public car accusé d’être interdit aux Blancs. Six ans après, les institutions semblent désormais prêtes à accueillir ce geste politique.
La salle du théâtre parisien est pleine à craquer tous les jours depuis deux semaines. Pour autant, lors de sa présentation au « In » du Festival d’Avignon l’été dernier, Carte noire nommée désir avait suscité des agressions racistes physiques et verbales de la part du public à l’encontre des comédiennes. Une polémique aussitôt récupérée par la « fachosphère » qui s’était empressée de dénoncer le « racisme anti-Blancs » qui serait à l’œuvre dans la pièce. Conséquence, l’une des actrices d’origine, Fatou Sy, n’a pas souhaité se produire au Théâtre de l’Odéon, « pour se protéger, se reposer et se remettre sur pied ». « Sa présence est politique, son absence aussi », lance Rebecca Chaillon sur scène dans une forme de manifeste.
Déplacer la non-mixité au théâtre, voilà le but de la metteuse en scène. Sauf que les dés sont pipés. La rhétorique identitaire consistant à se retrouver entre personnes racisées pour vaincre le racisme prend vite des allures de plaidoyer antiraciste pour les nuls, visant à éduquer les Blancs. Or ce public, qui a choisi de venir, est déjà convaincu. Qu’à cela ne tienne, on ira tester ses connaissances sur l’imaginaire colonial et racialiste dans un quiz, drôle au démarrage et plutôt malin (belle prouesse que de parvenir à rire des biais et actes racistes).
Sketchs scato et orgie
Parmi les devinettes : « Bounty » (le fait d’être noir à l’extérieur mais blanc à l’intérieur), « l’ami noir » (« Je ne suis pas raciste, j’ai un ami noir. ») Saartjie Baartman (La Vénus noire), le « syndrome méditerranéen » (le fait pour les personnels soignants de minimiser la douleur des personnes racisées) – « Vous ne savez pas ce que c’est ? Eh bien, vous vous renseignerez ! », suggère une comédienne. Mais aussi « babtou fragile », « expat », et plus complexe, white tears (les larmes des personnes blanches qui souffriraient que l’on dénonce les privilèges dont elles bénéficiaient jusque-là sans même le remarquer)…
Les sketchs s’enchaînent comme sur un plateau de jeu télévisé. Au total, une dizaine d’occurrences à trouver dans un délire collectif, ce qui, après une quinzaine de minutes, devient plutôt lourdingue. « Qu’est-ce qu’on se marre, hein ! », répète avec une gêne forcée l’une des comédiennes, pendant que les autres distribuent des barres chocolatées comme des bons points. Je repartirai pour ma part avec un Lion, me rappelant ainsi ma crinière ébouriffée, pour avoir trouvé l’expression « tête de nègre ».
Le spectacle est une succession de tableaux tantôt habiles et cocasses, comme cette séquence décrivant des petites annonces matrimoniales d’hommes blancs de plus de 60 ans recherchant « leurs perles noires ». Et tantôt grotesques, comme ce festin où les comédiennes se livrent à une orgie gastro…nomique (elles oseront le jeu de mot parmi une tripoté d’autres formules scato), autour de mets composés d’aliments noirs (tapenade d’olives noires, coulis de truffe…) servis au moyen d’une douille éjectant une pâte s’apparentant à de la matière fécale (le noir, la couleur du caca, tout ça, tout ça).
Moments de grâce
Les comédiennes se jouent d’une avalanche de clichés racistes et stéréotypes assignés aux femmes noires dans un contexte contemporain, pour mieux les enrayer. Sauf que la plupart du temps, elles les rejouent et tombent dans le piège de l’essentialisation, nous prenant au passage, nous femmes noires et métisses, en otage. Quand l’une des comédiennes déboule sur la scène en dansant dans une robe moulante et scintillante, une enceinte diffusant Pookie d’Aya Nakamura à la main, je n’ai pas envie de jouer le rôle que l’on veut bien me confier, une sorte de clown Chocolat des temps modernes qui aurait troqué ses pantomimes contre le twerk. Mais l’actrice, positionnée face à nous, insiste, et nous encourage à l’imiter, à danser, à taper des mains et à chanter, pendant que le public blanc observe ce triste spectacle censé au mieux, l’interroger, au pire, le divertir. J’ai alors l’étrange sensation d’être malgré moi partie prenante de la pièce et de me retrouver au cœur d’un dispositif que je n’ai pas choisi.
Pourtant, la performance offre des moments de grâce et des séquences poétiques qui méritent d’être soulignés. Quand les corps nus, enlacés, ne sont plus objets mais sujets, et dansent tendrement et gracieusement sur un zouk revisité à la harpe et chanté en voix de tête… Là, les clichés sont déjoués. Il n’y a plus de Angry Black Women (« femmes noires en colère ») ni de femmes objectivées, malgré la nudité. La scène est sobre, subtile teintée d’une douce mélancolie. Ce sont dans ces moments plus intimes, qui laissent place à plus de fragilité et à moins de rage cathartique que les comédiennes parviennent à accoucher d’instants de vérité bien plus radicaux que lorsqu’elles forcent le trait. Des scènes qui ont l’attrait de la nouveauté et nous font nous interroger sur les représentations : deux femmes noires peuvent s’aimer, une femme noire peut jouer de la harpe et faire du chant lyrique, conter des poèmes et être apaisée… Oui, tout cela. Une fenêtre qui, espérons-le, ouvrira la « voix » à de nouvelles propositions.
Carte noire nommée désir, de Rebecca Chaillon sera présentée les 2 et 3 février 2024 au Havre (76), sur la scène du Volcan, et, les 25 et 26 avril 2024, au Théâtre 71 Malakoff (92).
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus
- Au Mali, le Premier ministre Choguel Maïga limogé après ses propos critiques contr...
- CAF : entre Patrice Motsepe et New World TV, un bras de fer à plusieurs millions d...
- Lutte antiterroriste en Côte d’Ivoire : avec qui Alassane Ouattara a-t-il passé de...
- Au Nigeria, la famille du tycoon Mohammed Indimi se déchire pour quelques centaine...
- Sexe, pouvoir et vidéos : de quoi l’affaire Baltasar est-elle le nom ?