Carlos Lopes : « Il faut passer à l’acte sur la Zlecaf »

Pour l’économiste bissau-guinéen, la zone de libre-échange continentale est l’outil clé pour relever les défis de l’Afrique, de l’essor des infrastructures à la création de richesses, en passant par la défense de sa place dans les négociations internationales. 

Carlos Lopes a été le huitième secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique, avec rang de secrétaire général adjoint. © Montage JA – ERIC PIERMONT/AFP

Carlos Lopes a été le huitième secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique, avec rang de secrétaire général adjoint. © Montage JA – ERIC PIERMONT/AFP

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Publié le 15 janvier 2024 Lecture : 5 minutes.

Le parc éolien de Taiba Ndiaye, dans l’ouest du Sénégal, premier du genre dans le pays, en octobre 2019. © ADRIEN BARBIER/AFP.
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Dette, libre-échange, climat… L’agenda de l’Afrique en 2024

La place du continent n’a jamais été aussi centrale dans une économie mondiale dont l’avenir est guidé notamment par la transition énergétique. Mais du côté des États, tant au niveau national que panafricain, de nombreux défis persistent. Panorama.

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Passer à la vitesse supérieure sur la Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf). Pour Carlos Lopes, économiste bissau-guinéen, professeur à la Nelson Mandela School of Public Governance de l’Université du Cap et voix très écoutée en Afrique, ce doit être la priorité du continent en 2024.

« Pas seulement parce que l’Union africaine (UA) en a fait son leitmotiv pour 2023, mais aussi parce que ce mécanisme est le seul à même de garantir que le continent reste audible dans un environnement international fait de crises », souligne l’ex-secrétaire exécutif de la Commission économique des Nations unies pour l’Afrique (CEA), par ailleurs conseiller de plusieurs chefs d’État africains et très impliqué dans les débats sur la dette.

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Alors que la guerre en Ukraine, le conflit entre Israël et le Hamas, les tensions entre les États-Unis et la Chine, l’inflation généralisée, mais aussi le retour du protectionnisme compliquent le jeu diplomatique comme les échanges commerciaux, Carlos Lopes appelle à boucler au plus vite les négociations sur la Zlecaf pour enfin mettre le commerce intra-africain sur orbite.

Jeune Afrique : On connaît votre engagement de longue date en faveur de la Zlecaf… comme la lenteur des discussions sur le sujet. Pourquoi y a-t-il urgence à concrétiser ?

Carlos Lopes : Cela fait près de deux ans que les négociations sur la mise en œuvre de la zone ont été lancées. Il est temps de les conclure pour passer à l’acte, c’est-à-dire développer le commerce entre les pays africains. Rater le coche serait néfaste sur deux plans. D’une part, en laissant trop durer les discussions, il y a un risque de voir la motivation politique en faveur de la Zlecaf s’éroder alors même que l’on a déjà fait beaucoup de progrès, notamment sur l’harmonisation des tarifs douaniers, et que l’on est très proches du but.

D’autre part, ne pas concrétiser au plus vite ne ferait qu’illustrer le manque d’unité du continent, ce qui fragiliserait sa position sur la scène mondiale. L’Afrique ne comptant que pour 3 % du commerce mondial, si elle ne présente pas un front uni face à l’avalanche de changements à l’œuvre, des crises actuelles à la recomposition du commerce mondial en cours en passant par la réforme du système financier international, sa position va s’éroder rapidement.

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Qu’est-ce qui bloque ?

Plutôt que de parler de blocage, je préfère déplorer le fait que les discussions traînent en longueur. Des protocoles sont en négociation sur trois principaux sujets : les règles d’origine sur le coton, les textiles, les vêtements et les automobiles ; un ensemble qui comprend les droits de propriété intellectuelle, le droit des investissements et le droit de la concurrence ; enfin, l’e-commerce. Il y a des divergences sur chacun de ces thèmes. Sur les règles d’origine, par exemple, nombre d’États membres plaident pour des exigences strictes afin d’encourager l’industrialisation, quand une poignée de pays, l’Égypte et le Kenya notamment, veulent plus de souplesse en autorisant l’utilisation des composants importés via le transbordement.

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Plus globalement, si les grandes économies du continent –Afrique du Sud, Égypte et Nigeria principalement – voient désormais la Zlecaf comme une opportunité, elles ne veulent pas y prendre part sans que l’ensemble des règles du jeu soient clarifiées. Ces puissances industrielles veulent éviter d’être envahies par des produits africains fabriqués en-dehors de leurs frontières qui viendraient concurrencer leur industrie nationale. On pense, par exemple, à des emballages plastiques ou des biens textiles confectionnés au Bénin [à partir de matière première locale ou venant d’Asie] entrant au Nigeria, ou encore à des voitures marocaines ou d’autres exportations algériennes pénétrant le marché égyptien.

Comment dépasser ces difficultés ?

Les préoccupations des États sont légitimes, mais pas insurmontables. En accélérant le rythme des discussions, on doit parvenir rapidement à des accords. Les protocoles en suspens, comme les règles d’origine, devraient être adoptés lors du prochain sommet de l’UA en février 2024.

En quoi le contexte international peut-il avoir un effet accélérateur ?

Les règles et équilibres qui prévalaient jusqu’à présent sont remis en cause. Après une phase de libéralisme au niveau mondial, on ne peut que constater le retour en force de mesures protectionnistes dans nombre de pays du monde. En parallèle, l’Organisation mondiale du commerce (OMC), institution de régulation des échanges mondiaux, est fragilisée par la paralysie de l’un de ses mécanismes clés, l’Organe de règlement des différends (ORD), en crise depuis des mois en raison de la non-nomination de juges par les États-Unis.

Résultat : on voit les pays puissants imposer leur vision de façon unilatérale au détriment des mécanismes communs. Dans ce contexte, la seule solution pour le continent, c’est de répondre en prouvant sa capacité d’organisation.

C’est-à-dire ?

L’Afrique pèse face aux grandes puissances lorsque l’UA intègre le G20, comme c’est le cas depuis septembre. Elle est écoutée dans les négociations sur le climat quand elle parle d’une seule voix pour défendre la prise en compte de sa situation particulière et la nécessité d’une transition verte qui soit juste. La Zlecaf doit devenir l’un de ses outils lui permettant de se positionner par rapport au reste du monde, tout en servant sa stratégie de création de valeur ajoutée localement. Enfin, en réponse à la conjoncture ouest-africaine marquée par les contestations sociales et l’instabilité politique, la zone de libre-échange constitue un facteur de stabilité en encourageant le commerce, la création d’emplois et l’activité, autant de moyens de lutter contre la paupérisation.

Pour réussir, la Zlecaf nécessite d’importants investissements dans les infrastructures, le transport et la logistique. Va-t-on dans la bonne direction sur ce point ?

On vit une période de recomposition. La Chine, qui était motrice sur ce plan, a décidé de faire une pause dans ses investissements sur le continent. Pour autant, dans le cadre de la réorganisation postpandémie de la logistique et du fret au niveau mondial, il y a un grand appétit des investisseurs pour les ports, chemins de fer et activités logistiques. Il faut en profiter pour faire les bons choix : ne pas imaginer les infrastructures à l’échelle d’un pays mais d’une région ou d’un sous-ensemble économique. Le corridor Lagos-Abidjan en est une excellente illustration quand il faudrait, toujours dans la même logique de coopération régionale, en finir avec la concurrence entre le Kenya et la Tanzanie pour l’approvisionnement des pays enclavés de l’Afrique de l’Est.

En matière de partenaires du continent, à quoi doit-on s’attendre ?

En 2023, le commerce entre la Chine et l’Afrique a représenté quelque 200 milliards de dollars, ce qui reste conséquent et place Pékin en position de leader. Pour autant, un autre acteur a commencé à se démarquer : l’Inde, qui a passé la barre des 100 milliards de dollars d’échanges avec le continent, se plaçant de façon inédite à la deuxième position derrière la Chine – si l’on ne considère pas l’Union européenne comme un bloc unique – avec un rythme rapide de croissance des flux. Cette tendance va se confirmer en 2024, qui sera l’année où l’on réalisera que, si Pékin continue d’être un partenaire clé, New Delhi compte aussi désormais.

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