APE, Aleca, Agoa… Comment l’Afrique peut résister aux puissances mondiales

Le lancement sans discussion de la taxe carbone aux frontières européennes rappelle la position de sujétion des États africains aux règles commerciales décidées par les puissances mondiales. Le continent doit reprendre le dessus dans ses relations commerciales internationales.

Dans une usine de coton de la Sofitex, à Bobo-Dioulasso. © Théo Renaut pour JA

Dans une usine de coton de la Sofitex, à Bobo-Dioulasso. © Théo Renaut pour JA

Publié le 1 janvier 2024 Lecture : 4 minutes.

Le parc éolien de Taiba Ndiaye, dans l’ouest du Sénégal, premier du genre dans le pays, en octobre 2019. © ADRIEN BARBIER/AFP.
Issu du dossier

Dette, libre-échange, climat… L’agenda de l’Afrique en 2024

La place du continent n’a jamais été aussi centrale dans une économie mondiale dont l’avenir est guidé notamment par la transition énergétique. Mais du côté des États, tant au niveau national que panafricain, de nombreux défis persistent. Panorama.

Sommaire

Décision unilatérale. La mise en œuvre de la taxe carbone aux frontières de l’Union européenne a débuté le 1er octobre dans une relative indifférence. Pourtant, elle vient percuter tous les accords commerciaux signés antérieurement par l’UE.

« Cette taxe va-t-elle s’imposer dans le cadre des Accords de partenariat économique (APE) UE-ACP [accords entre l’UE et ses partenaires d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP)] intérimaires  ? Cette taxe peut entraîner des litiges car elle n’a pas été négociée dans le cadre des APE. Les pays africains qui ne les mettent pas encore en œuvre risquent même de refuser pour de bon de les rejoindre », souligne Kwami Ossadzifo Wonyra, enseignant-chercheur à l’université de Kara, au Togo, spécialiste de la politique et du droit commercial international. De fait, les États africains ne veulent plus se voir imposer les règles et les intérêts des puissances économiques mondiales.

la suite après cette publicité

Pléthore d’accords déséquilibrés

Signe des temps, les négociations des Accords de libre-échange complets et approfondis (Aleca) poussés par l’UE – qui auraient dû amener le Maroc et la Tunisie à adopter progressivement l’arsenal réglementaire européen – ont été suspendues en 2014 par le Maroc pour réaliser son étude d’impact, et en 2019 par la Tunisie, avant les élections. Elles n’ont pas repris depuis, face aux vives critiques de la société civile et du patronat, convaincus que ces accords nuiraient aux deux pays du Maghreb. Les APE – très décriés car ils ouvrent progressivement les marchés africains à la rude concurrence des produits européens – ressemblent à un hold-up. Les États n’ont signé que sous la menace de perdre leurs avantages sur le marché européen, et pour sauver l’intégration commerciale africaine.

Seul l’African Growth and Opportunity Act (Agoa) ne manifeste pas de signe de blocage. Et pour cause : il ne s’agit pas d’un accord mais d’un ensemble qui regroupe les préférences commerciales accordées à certains pays africains de façon purement discrétionnaire et unilatérale par les États-Unis, selon des règles qu’ils ont eux-mêmes fixées.

De son côté, la Chine, nouveau partenaire économique du continent, ne signe aucun accord commercial bilatéral mais des protocoles d’accord (MoU) échangeant investissements contre infrastructures ou matières premières. Ceux-ci sont également très critiqués.

Rôle central de l’UA

« La Zone de libre-échange continentale africaine (Zlecaf) doit être utilisée pour augmenter le commerce intra-régional afin de constituer un tissu industriel dans un cadre bénéficiant de barrières non tarifaires relativement souples avant de s’ouvrir à la concurrence des produits des puissances mondiales », estime Kwami Ossadzifo Wonyra, qui a également été conseiller chargé des affaires économiques et financières auprès du Premier ministre du Togo. La Zlecaf, signée en 2018 et mise en œuvre progressivement depuis le 1er janvier 2021, pourrait aboutir à la création de l’une des plus grandes zones de libre-échange au monde avec 1,3 milliard de consommateurs et avec un PIB combiné de plus de 3 400 milliards de dollars, selon la Commission économique pour l’Afrique (CEA) des Nations unies.

Des agriculteurs sur un marché de coton dans le village de Soungalodaga, près de Bobo-Dioulasso, au Burkina Faso. © REUTERS/Luc Gnago

Des agriculteurs sur un marché de coton dans le village de Soungalodaga, près de Bobo-Dioulasso, au Burkina Faso. © REUTERS/Luc Gnago

la suite après cette publicité

« Désormais les États africains ne doivent plus négocier leurs accords commerciaux qu’avec la Zlecaf – si elle se concrétise réellement –, car ils auront alors un marché non négligeable qui leur donnera du poids dans les négociations », ajoute Nicolas Imboden, ancien ambassadeur suisse, devenu consultant pour le commerce extérieur auprès de pays en développement.

Pour faire jouer cet argument, « les États africains et l’Union africaine (UA) doivent renforcer leur capacité de négociation, connaître les règles de l’OMC et les flexibilités qu’elles offrent aux PMA et aux pays africains. L’Afrique doit mieux identifier ses intérêts offensifs et défensifs dans les négociations, et améliorer la qualité des politiques publiques, estime Kwami Ossadzifo Wonyra. Par exemple, l’UE est dépendante des matières premières africaines ; c’est aux Africains de renforcer leur chaîne de valeur en poursuivant l’industrialisation. »

la suite après cette publicité

Politique du couperet

À l’OMC, dans les années 2000, Nicolas Imboden accompagnait certains pays ACP dans leurs négociations sur le coton subventionné qui leur faisait une concurrence déloyale. « Les Africains se défendaient très bien dans la négociation jusqu’à ce que les États-Unis, l’UE et la Chine commencent à offrir des aides financières en contrepartie de l’abandon par les ACP de leurs revendications sur la suppression des subventions à l’agriculture. Je leur ai recommandé de refuser car je trouve qu’il s’agit d’une aumône qui peut être suspendue à tout moment. Le commerce du coton, lui, est durable, et le bénéfice ira directement aux agriculteurs. »

Malheureusement, beaucoup « ont succombé en raison de la perspective de l’aide », poursuit notre consultant. Même le Burkina Faso a abandonné ses revendications quand les États-Unis lui ont offert d’entrer dans l’Agoa.

Force est de constater que, désormais, les accords avec les puissances européennes et états-unienne sont de plus en plus globaux. Ils abordent les aides au développement mais également des sujets politiques. L’Agoa, par exemple, propose sans détour que les préférences d’accès au marché américain n’iront qu’à ceux qui ne s’opposent pas aux intérêts des États-Unis en Afrique, et les conditionnent à des améliorations de gouvernance.

De son côté, l’UE associe migration et commerce dans ses discussions. Une chance pour les Africains  ? L’engagement d’États comme le Nigeria, le Niger, le Mali, le Maroc, la Tunisie ou encore la Libye dans la lutte contre la mouvance jihadiste et les migrations irrégulières peut donner un poids considérable aux Africains dans le cadre de négociations élargies, tant les attentes, des Européens en particulier, sont grandes. « Je pense au contraire que ce type d’accord réduit la capacité de négociation des Africains, nuance le consultant suisse, car il augmente la position défensive des Africains, qui doivent résister aux attentes de l’UE dans tous les domaines au lieu de concentrer leurs efforts sur leurs intérêts commerciaux. »

L'éco du jour.

Chaque jour, recevez par e-mail l'essentiel de l'actualité économique.

Image

Dans le même dossier

Carlos Lopes a été le huitième secrétaire exécutif de la Commission économique pour l’Afrique, avec rang de secrétaire général adjoint. © Montage JA – ERIC PIERMONT/AFP

Carlos Lopes : « Il faut passer à l’acte sur la Zlecaf »