Ollo Sib (PAM) : « Production, transformation, irrigation sont les clés pour libérer le potentiel agricole du continent »
Commandes publiques, incitations fiscales, investissements dans les forages… S’il existe des solutions pour moderniser l’agriculture africaine, elles doivent être déployées à la bonne échelle.
Dette, libre-échange, climat… L’agenda de l’Afrique en 2024
La place du continent n’a jamais été aussi centrale dans une économie mondiale dont l’avenir est guidé notamment par la transition énergétique. Mais du côté des États, tant au niveau national que panafricain, de nombreux défis persistent. Panorama.
Quand le continent sera-t-il capable de se nourrir sans importations ? Si cette question est revenue sur le devant de la scène avec les difficultés d’approvisionnement provoquées par la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine, cela fait des années qu’Ollo Sib, conseiller senior du Programme alimentaire mondial (PAM) pour l’Afrique de l’Ouest et l’Afrique centrale, y réfléchit. Alors que le continent importe encore chaque année pour 34 milliards de dollars de denrées et biens alimentaires, nul doute qu’elle restera d’actualité en 2024.
Le secteur agricole, premier employeur dans la plupart des États africains, peine à monter en puissance et à se moderniser face au manque de circuits de distribution, et d’investissement dans la transformation locale et dans la lutte contre les pertes.
Pour autant, souligne Ollo Sib, il existe des solutions, combinant action publique et investissement privé, pour relever ce défi. Sachant que l’inflation des produits de consommation courante reste élevée et que l’insécurité alimentaire s’aggrave dans plusieurs pays, leur mise en œuvre à grande échelle devient cruciale.
Jeune Afrique : Malgré les difficultés du secteur agricole et les crises alimentaires récurrentes en Afrique, vous mettez l’accent sur le potentiel de l’agriculture. Pourquoi ?
Ollo Sib : Parce qu’il est considérable. Si la facture des importations alimentaires continentale se monte à 34 milliards de dollars par an, on estime que le marché de l’alimentation se chiffre, lui, à 1 000 milliards de dollars. C’est ce potentiel là qu’il faut exploiter en développant tous les segments : la production agricole mais aussi le transport, la commercialisation et la transformation des denrées. Dans la plupart des pays, près de 60 % de la population vit d’activités agricoles, majoritairement liées à la production. La marge de progression sur les autres volets, créateurs d’emplois et de valeur ajoutée, est énorme.
Reste que la tâche est immense. Que faire concrètement pour avancer ?
Certains rappellent la nécessité de consacrer chaque année au moins 5 % du budget national à l’agriculture et l’alimentation. D’autres mettent l’accent sur la levée des entraves au commerce intra-africain de denrées agricoles. Outre ces deux mesures, un autre levier doit être utilisé : les achats institutionnels, à savoir ces commandes de nourriture réalisées par les États pour approvisionner l’armée, les écoles, les hôpitaux. Trop souvent, elles dépendent des importations quand elles devraient, au moins à hauteur de 40 %, solliciter les producteurs locaux.
Cela aurait un double effet positif : conduire les petits producteurs, aujourd’hui dispersés, à s’unir pour répondre à une demande conséquente et constante tout au long de l’année mais aussi encourager la constitution de coopératives afin de mettre en commun les moyens de production, notamment les engrais et les outils comme les motoculteurs ou les tracteurs. Le Cap-Vert, qui approvisionne partiellement déjà ses cantines scolaires de la sorte, veut passer à l’étape suivante en appuyant la production et la pêche locales pour sécuriser la consommation de protéines. Au Bénin, où près de 50 % des aliments cuisinés dans les cantines viennent d’un approvisionnement local, l’objectif est d’atteindre les 100 % au plus vite et de couvrir 100 % des écoles.
Les pertes post-récoltes demeurent un écueil de taille. Comment y remédier ?
C’est un autre point sur lequel il faut agir de façon urgente. Et pour cause. Si l’Afrique a produit quelque 76,5 millions de tonnes de céréales en 2023, on estime que le stock effectivement disponible n’a été que de 66 millions de tonnes, un chiffre très certainement surévalué par rapport à la réalité… Le séchage, le stockage et le transport constituent les trois étapes où il y a le plus de pertes. C’est à ces niveaux là qu’il faut agir.
Cela signifie investir massivement dans des unités de séchage modernes comme on en trouve partout ailleurs dans le monde, réduire les périodes de stockage tout en finançant l’achat de silos et d’équipements de contrôle de la qualité des denrées et, enfin, continuer à développer les infrastructures de transports notamment celles entre zones rurales et urbaines. Des initiatives et des projets sont en cours dans nombre de pays. Ce qu’il faut faire, c’est passer à un déploiement à l’échelle continentale.
Pour y parvenir, vous insistez sur le fait qu’il faut également développer massivement l’irrigation. Pourquoi ?
Il faudrait en effet augmenter d’au moins 50 % les surfaces irriguées sur les dix prochaines années. Aujourd’hui, l’agriculture africaine est très largement pluviale. Autrement dit, on ne cultive que lorsqu’il pleut, soit en moyenne six mois par an, et on ne réalise, dans la plupart des cas, qu’une récolte par an. En généralisant l’irrigation, via le financement de forages et de pompes alimentées à l’énergie solaire, on pourrait atteindre deux à trois récoltes annuelles, ce qui assurerait des rentrées d’argent toute l’année aux paysans et permettrait de démultiplier la production agricole des pays.
Aux investissements massifs dans les barrages doivent succéder des programmes nationaux de construction de forages – il faut compter 3 à 5 millions de francs CFA l’unité en Côte d’Ivoire à titre d’exemple – pour soutenir l’agriculture et l’élevage. Pour encourager les efforts privés, certains, comme le Cap-Vert à nouveau, ont réduit les taxes, dont la TVA, sur les équipements d’irrigation. Au Niger et en Guinée, en plus de la TVA, des frais de douane ont été annulés. Plusieurs autres pays, notamment le Burkina Faso, le Mali, le Togo et la Côte d’Ivoire ont adopté des mesures incitatives, mais qui s’avèrent insuffisantes pour accroître substantiellement les superficies irriguées.
Quelle est la clé pour progresser sur le volet de la transformation locale des produits agricoles, encore bien trop modeste ?
Il faut tirer les leçons des échecs du passé et notamment du fait que les quelques sociétés publiques de développement des cultures vivrières lancées pour jouer le rôle d’agrégateur de la production ont fait long feu. Ce rôle de centralisation ne peut être réalisé efficacement et de façon viable économiquement que par des acteurs privés ayant accès à des moyens de financement, et capables de commercialiser leurs produits au niveau régional voire mondial. C’est déjà ce qui est fait dans plusieurs pays, dont la Côte d’Ivoire, sur des cultures de rente comme l’hévéa, le palmier à huile, le cacao et le café.
Le modèle déployé est le suivant : un acteur agro-industriel exploite des champs en propre tout en recourant à la production de petits paysans avec lesquels il conclut des contrats d’achat de long terme, ce qui permet d’atteindre des volumes suffisamment importants pour faire tourner et rentabiliser une unité de transformation. Le produit transformé, caoutchouc naturel ou huile par exemple, est ensuite commercialisé sur les marchés mondiaux, notamment en Asie. C’est ce modèle qu’il faut reprendre, adapter aux cultures vivrières comme le riz, le maïs et le sorgho puis généraliser, ce qui suppose d’assurer un régime fiscal attractif durant les premières années et de résoudre les problèmes liés à l’accès au foncier.
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