Abdelkrim El Khattabi, de l’île de La Réunion au Caire
Les nationalistes marocains et l’exil
Les puissances coloniales ont souvent recouru à l’exil pour se débarrasser des fortes têtes, des contestataires, des personnalités qui, dans tous les pays annexés, ont tenté de contester leur domination. Ce fut particulièrement le cas au Maroc, comme nous le racontons dans cette série historique.
LES NATIONALISTES MAROCAINS ET L’EXIL (1/4) – Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi est un pionnier. Précurseur de la lutte anticolonialiste dans le Rif – après Mohamed Ameziane – et premier nationaliste maghrébin à avoir été contraint à l’exil par les autorités coloniales françaises. Né aux alentours de l’année 1882 à Ajdir, près d’Al Hoceïma, dans le Rif, il est le fils d’un juge (qadi) issu de la tribu des Aït Ouriaghel qui se trouve être hispanophile, du moins dans un premier temps. Fidèle aux sultans successifs, il est néanmoins proche des autorités espagnoles par pur esprit stratégique.
Son objectif ? Obtenir des privilèges, accéder aux savoirs occidentaux et, in fine, développer la région du Rif, l’une des plus pauvres de l’Empire chérifien. C’est ainsi que son fils Mohamed accède aux écoles espagnoles et étudie le droit pendant trois ans au sein de l’université de Salamanque. En 1910, à 28 ans, celui-ci demande même la nationalité espagnole à maintes reprises. Au lieu de quoi il obtient un poste de juriste au Bureau indigène de Melilla (enclave espagnole) ainsi qu’une place de journaliste au sein de la rédaction du Télégramme du Rif. Il y préconise notamment la coopération avec les Européens afin de sortir la oumma (communauté musulmane) de « l’ignorance » et du « sous-développement ».
À partir de 1915, Mohamed Ben Abdelkrim El Khattabi commence pourtant à s’opposer à la domination espagnole. Il affirme, entre autres, que l’Espagne ne doit pas étendre son influence au-delà des territoires déjà occupés, qui sont à l’époque très minoritaires. Pour cela, il est emprisonné pendant onze mois entre 1915 et 1916, puis démis de ses fonctions au sein de l’enclave espagnole en 1918. De retour à Ajdir, il travaille à l’unification des tribus rifaines dans l’espoir de fonder une République du Rif indépendante et lève des troupes prêtes à affronter les colonisateurs. En 1921, au cours de la bataille d’Anoual, lui et ses hommes infligent une cuisante défaite aux Espagnols (plus de 16 000 morts), ce qui aboutit à l’avènement d’une république rifaine et à la chute du gouvernement en Espagne, qui envisage d’abandonner la région aux indépendantistes.
La France, consciente que ce bouleversement dans l’ordre colonial est susceptible de créer un précédent et représente un risque pour ses propres territoires, entre dans le conflit en 1925. Abdelkrim et les siens, qui doivent dorénavant faire face à 500 000 soldats européens, perdent la guerre au bout d’un an. Entre-temps, il sollicite l’aide du sultan Moulay Youssef pour lancer un vaste mouvement de décolonisation, mais ce dernier, influencé par la Résidence générale française, refuse. Ce qui entraîne une rupture totale entre le makhzen et le leader rifain. Finalement, espérant éviter l’utilisation massive de gaz moutarde sur les populations rifaines, l’émir du Rif décide de se rendre aux Français comme prisonnier de guerre.
Accueil chaleureux à Saint-Denis
Après deux mois d’emprisonnement à Fès, Abdelkrim El Khattabi est envoyé, sur décision de la France, sur l’île de La Réunion, située à 8 871 kilomètres du Maroc. Le leader déchu, qui bénéficie d’un vaste soutien dans les pays dits du « tiers-monde », embarque depuis Casablanca le 28 août 1926 avec trente autres personnes, dont un frère, un oncle, leurs épouses et leurs enfants. Dans son ouvrage L’Exil d’Abdelkrim El-Khattabi à La Réunion : 1926-1947 (2016), l’anthropologue Thierry Malbert écrit : « Abdelkrim pense partir pour six ans, il ne sait pas qu’il ne reverra plus jamais son pays. »
Après une traversée de quarante jours, le clan El Khattabi pose enfin pied à terre le 10 octobre 1926. Si la presse hexagonale se montre virulente à l’égard d’Abdelkrim, à qui elle souhaite « la geôle », les journalistes réunionnais et la population locale, eux, sont beaucoup plus chaleureux et « fiers » d’accueillir le Rifain. La Victoire sociale le décrit comme « un homme encore rose et frais, avec un embonpoint », L’Illustration évoque un personnage « revêtu d’un costume arabe qu’il n’abandonne jamais […], légèrement voûté, un regard noir teinté de mélancolie […] et de malice ». Au début, le clan El Khattabi est installé dans le château de Morange, une remarquable demeure coloniale située à Saint-Denis.
D’après les témoignages de sa défunte fille, Aïcha El Khattabi, son père donne cours tous les jours (hormis le week-end) à ses cinq enfants et leur enseigne la langue arabe, d’autant plus qu’il maîtrise la littérature arabe et connaît le Coran par cœur. Parmi ses enfants (il en aura neuf autres lors de son séjour sur l’île), trois – uniquement des garçons – seront ensuite scolarisés au lycée Leconte-de-Lisle, où ils fréquenteront Raymond Barre, Paul et Jacques Vergès, ainsi que Paul Salez. À eux, les interminables parties de foot et les soirées au dancing de l’hôtel L’Europe. Les filles, elles, ont droit à une institutrice à la maison, et lorsqu’elles sortent exceptionnellement pour aller faire le marché, elles le font en minibus et voilées.
Sur l’île de La Réunion, il existe une communauté musulmane, originaire d’Inde et du Pakistan, mais depuis longtemps les femmes ont abandonné le voile. Pourtant, au fil des ans, c’est bien avec la communauté indo-musulmane (1 500 âmes tout au plus) que la famille El Khattabi nouera les liens les plus forts, au grand dam des autorités françaises, qui ont toujours eu peur d’un hypothétique « complot musulman ». C’est notamment grâce à cette communauté que la famille marocaine obtient des vêtements « musulmans » et de la viande hallal. Tous les enfants jouent ensemble même si, une fois devenues des jeunes femmes, ses filles n’auront jamais l’autorisation d’épouser un membre de cette communauté.
De la réclusion à l’ouverture
Au cours de ses premières années d’exil, l’émir ne parle quasiment pas français (il ne le maîtrisera jamais) et sort très rarement en ville. Tous les matins, il fait au minimum dix fois le tour à pied de sa maison afin de se maintenir en forme. Il reçoit aussi des visiteurs, à qui il offre volontiers du thé à la menthe, du couscous ou encore des fruits confits. Deux ans après son arrivée, Abdelkrim s’ouvre petit à petit au monde extérieur. En 1928, le lieutenant Vérines, commandant de la gendarmerie de Saint-Denis, lui fait visiter une plantation de vanille.
Un an plus tard, ce dernier lui obtient une maison plus spacieuse à Castel Fleuri, située à trois kilomètres de Saint-Denis, qui dispose de l’eau courante, de l’électricité et d’un vaste terrain propice aux plantations. Abdelkrim s’initie à la chasse et parcourt l’île de long en large ; il bénéficie en outre d’une surveillance allégée de la part des autorités françaises. Il se rapproche aussi de Raymond, le patriarche de la famille Vergès, responsable de la départementalisation de l’île (1946), leader du parti communiste, avec lequel ses idées politiques convergent. Leurs sujets de conversation favoris ? La guerre du Rif et le colonialisme. Pour autant, l’émir n’aurait jamais tenté de faire de la politique. Contrairement, par exemple, au prince vietnamien Vinh San, lui aussi contraint à l’exil par la France.
Un peu avant la Seconde Guerre mondiale (1939-1945), Abdelkrim El Khattabi achète sa propre maison de type créole aux Trois-Bassins. Alors que l’île subit un blocus à partir de 1940, qui appauvrit la population, l’émir se lance dans la culture du bois et du géranium pour subvenir aux besoins de sa famille. Le tout avec l’aide du capitaine Parriaux, le remplaçant de Vérines. La famille El Khattabi transforme le géranium en huile essentielle et la vend dans une boutique de Saint-Denis. À La Réunion, c’est la plante la plus distillée, car particulièrement efficace contre les piqûres d’insectes (entre autres) et prisée par les parfumeurs ou les cosmétologues du monde entier.
Ainsi se déroule la vie du clan El Khattabi, somme toute assez banale et paisible. Et puis un beau jour, vingt et un ans après son arrivée à La Réunion, Abdelkrim obtient l’autorisation de s’installer dans le sud de la France, à Marseille, plus proche de ses racines. Plusieurs jours avant son départ, sa famille (40 personnes) et lui logent chez Ismail Dindar, indo-musulman et tailleur reconnu de l’île. Tout le monde passe un séjour incroyable, sur fond de Tino Rossi, que l’émir écoute volontiers. Les adieux se feront dans les larmes. Pour Abdelkrim, dont l’île est devenue sienne, c’est un déchirement. Avant d’embarquer à bord du navire civil français Katoomba, il dira : « Je n’oublierai jamais les Réunionnais. » Alors que le bateau fait escale à Port-Saïd, en Égypte, les hommes du roi Farouk en profitent pour exfiltrer les El Khattabi et leur offrir l’asile au Caire. Depuis la capitale égyptienne, le leader rifain pilotera le Comité de libération pour le Maghreb et refusera toujours de rentrer au Maroc. Il meurt en Égypte en 1963.
Sources :
L’Exil d’Abdelkrim El Khattabi à La Réunion: 1926 – 1947, Thierry Malbert, Broché, 2016
Abd-el-Krim, Mémoires d’Abd el Krim, recueillis par Jacques Roger-Mathieu, Librairie des Champs Élysées, Paris, 1927
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