Mohamed Hassanein Heikal, l’homme le mieux informé du Moyen-Orient
Les grandes voix du journalisme arabe
Des figures tutélaires stars de la période post-indépendance aux envoyés spéciaux des chaînes d’information, les journalistes d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ont souvent su acquérir une audience dépassant largement les frontières de leur pays d’origine. Si le panarabisme politique reste un rêve, celui des médias existe bel et bien.
LES GRANDES VOIX DU JOURNALISME ARABE (1/4) – « Ana gornaligui » (« Je suis journaliste », en égyptien), affirmait jusqu’à son dernier jour, le 17 février 2016, celui qui est considéré comme le plus illustre journaliste arabe du XXe siècle. Ce natif de Qalubiya, dans le delta du Nil, utilisait sciemment ce terme plutôt que celui de « sahafi », d’usage en arabe classique. Il s’agissait pour Mohamed Hassanein Heikal, réputé pour son assurance et qui ne s’embarrassait pas de fausse modestie, de signifier que la pratique journalistique était d’abord une tâche du quotidien, de journalier. Témoin – et parfois acteur – de moments historiques, surtout pour l’Égypte et le monde arabe, Heikal était curieux de tout, insatiable. « Le journaliste n’était jamais loin », dira de lui son ami, le diplomate et homme politique algérien Lakhdar Brahimi.
Fils aîné de marchands de blé, dont il était attendu qu’il reprenne le flambeau, il n’a jamais songé à autre chose qu’à rapporter ce qu’il voyait, percevait ou savait du monde. Après des études à l’Université américaine du Caire, il entame une carrière aux faits divers de The Egyptian Gazette, titre anglophone en vogue dans les années 1940 en Égypte où il a pour collègues George Orwell et Lawrence Durrell. Actualité oblige, c’est sur le front des combats qu’il fera ses premières armes professionnelles.
Il fait son baptême de reporter à la bataille d’El Alamein, décisive pour les Alliés en Afrique du Nord avec la mise en déroute par les troupes britanniques de l’Afrika Korps allemande du général Rommel. Il enchaîne avec le conflit civil grec, puis la guerre de Corée et est aux premiers rangs de la première guerre israélo-arabe en 1948. Il a 26 ans et rencontre Gamal Abdel Nasser, un officier à peine trentenaire qui sera son ami, son alter ego et une figure du coup d’État des officiers libres avant de prendre le pouvoir en Égypte, en 1954.
Discret émissaire de Nasser
Confident et conseiller de Nasser, Heikal, contribue à formuler l’éveil du nationalisme égyptien et la vision du socialisme, fers de lance du leader égyptien dont il est aussi un émissaire discret auprès, notamment, de dirigeants des pays non alignés. Difficile néanmoins de détourner cet amateur de cigares du journalisme : il est la plume de Nasser mais aussi rédacteur en chef d’Al Ahram, second journal du monde arabe, pendant près de deux décennies, jusqu’en 1974.
Aux côtés du raïs, Heikal décrypte les coulisses d’une période de mutation au Moyen-Orient, en Afrique et dans le monde. Dans les arcanes du pouvoir, certains prennent ombrage de son contact permanent avec Nasser : on l’accuse de subjectivité mais sa tribune du vendredi, Bi saraha (« En toute sincérité ») est perçue comme un baromètre politique, suivi de près par les instances égyptiennes et les observateurs internationaux. Il est « la voix de l’Égypte » et « une fenêtre sur les dessous et les tendances du régime ».
Mohamed Hassanein Heikal transcrit la pensée de son bouillonnant mentor et dresse le panégyrique du panarabisme, dont il est lui-même convaincu. Quand il désapprouve ou ne peut dire les choses, il esquive, devient insaisissable, mais demeure très analytique et pertinent, selon ses proches. Ses détracteurs le titillent et soulignent les paradoxes de l’éditorialiste qui ne cache pas son tropisme pour l’Ouest et son goût pour les échanges avec les politiques les plus aguerris, notamment l’ancien Secrétaire d’État américain Henry Kissinger, qui apprécie cet homme « fier comme un lion et rusé comme un corbeau » qui peut endosser le titre d’« arabe de son temps ».
Dans la tourmente qui prévaut au Proche-Orient après le revers de la Guerre des six jours, le brillant journaliste se voit attribuer le portefeuille de l’Information puis, brièvement, celui des Affaires étrangères. Mais il continue à mener Al Ahram de main de maître après en avoir fait le premier titre lu dans le monde arabe, avec plus d’un million de lecteurs. Une audience sans équivalent pour l’époque. Sa position exceptionnelle, au carrefour de l’information et des subtilités politiques égyptiennes et arabes, incite le Mossad à vouloir le recruter. Une erreur, car Heikal est incorruptible : il est fidèle à son pays, à son ami Gamal et à ce qu’ils ont partagé.
Passage en prison
À la mort soudaine de Nasser, en 1970, Anouar el-Sadate, un autre intime du « pharaon », prendra le relai. Heikal est mis à distance, d’autant que cet homme dont on dit encore qu’il est le mieux informé du Moyen-Orient ne ménage pas ses critiques à l’égard du nouveau raïs, dont il désapprouve le rapprochement avec Israël. Il a d’ailleurs fait part à au président algérien Houari Boumédiène du projet de paix séparée qu’allait engager le président égyptien.
Les positions critiques de Heikal lui valent en 1981 un passage en prison. Il ne ménagera pas non plus Hosni Moubarak, le successeur de Sadate, qu’il considère comme « inepte et corrompu » et à qui il reprochera de s’être retranché à Charm el-Cheikh dès le déclenchement du soulèvement de 2011. Il ne cachera jamais son aversion pour les islamistes, ce qui motive le rôle de conseiller de l’ombre qu’il tient un temps auprès du futur président Abdel Fattah al-Sissi pour analyser et prévenir une réaction américaine en cas d’offensive contre les Frères musulmans.
Il claque d’ailleurs la porte de l’émission hebdomadaire qu’il menait sur Al Jazeera depuis 2007 quand la chaîne ouvre son antenne aux prédicateurs et aux islamistes de tout crin. Conservant son autorité intellectuelle, sa profonde intelligence et son influence incontestées, il connaît alors sa période la plus prolifique, publiant de nombreux ouvrages de référence sur les dessous de l’accord d’Oslo avec Israël, sur l’assassinat de Sadate, mais également sur la guerre du Golfe, la révolution iranienne…
Journaliste devenu un puissant dirigeant de presse, Mohamed Hassanein Heikal a longtemps modelé l’opinion arabe, et son style fait encore école aujourd’hui, bientôt huit ans après sa mort, en février 2016. Cité en exemple pour avoir su réunir une équipe autour d’Al Ahram et avoir ouvert les colonnes du journal à des dissidents, des économistes et des artistes, il a été le précurseur d’une modernité que reproduira la presse libanaise. Journaliste, historien, politologue, Heikal a mis en place une forme de transmission qui est toujours le fil rouge du centre d’études et de recherche d’Al Ahram, qu’il a créé.
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