Allal El Fassi, banni et exilé au bout du monde
Les nationalistes marocains et l’exil
Les puissances coloniales ont souvent recouru à l’exil pour se débarrasser des fortes têtes, des contestataires, des personnalités qui, dans tous les pays annexés, ont tenté de contester leur domination. Ce fut particulièrement le cas au Maroc, comme nous le racontons dans cette série historique.
LES NATIONALISTES MAROCAINS ET L’EXIL (2/4) – Allal El Fassi a été l’une des figures emblématiques du nationalisme marocain et panarabe, ainsi que le fondateur du tout premier parti politique marocain, l’Istiqlal. Mais c’était également un homme de lettres, un théoricien hors pair, et même un poète. Il est né le 10 janvier 1910 à Fès au sein d’une famille arabe de savants musulmans arrivés d’Andalousie, devenue depuis l’incarnation type de la bourgeoisie arabo-andalouse traditionnelle. Son père, un mufti reconnu (jurisconsulte) et également le conservateur de l’université Al Quaraouiyine, considérée comme l’une des plus anciennes du monde musulman. Dès son plus jeune âge, Allal El Fassi baigne donc dans la pensée Salafiyya, une méthode prônant un islam tolérant et réformiste mais rigoureux, et fait tout naturellement ses études à la Quaraouiyine en 1927.
Militant précoce
À 17 ans, le jeune homme est déjà un partisan de la cause d’Abdelkrim El Khattabi, milite pour la création d’écoles arabes libres et rédige déjà « ses premiers articles à caractère nationaliste dans la revue Ach-Chihab (« Le Météore ») publiée à Constantine », écrivent Benjamin Stora et Akram Ellyas dans l’ouvrage Les 100 portes du Maghreb (1999). Mais son premier grand fait d’arme en tant que militant nationaliste a lieu en 1933, lorsqu’il renonce à son titre de docteur en droit islamique plutôt que de se désolidariser des manifestants contre le Dahir berbère (une loi coloniale visant à imposer une division ethnique entre Arabes et Berbères). Son père est loin d’être ravi, mais le jeune Allal El Fassi assume et reprend une citation du prophète Mahomet : « Si vous mettez la lune dans ma main gauche et le soleil dans ma main droite, je ne renoncerai pas. »
Un an plus tard, avec ses camarades Ahmed Balafrej et Hassan Ouazzani, il fonde le Comité d’action marocaine (CAM), tout premier mouvement national rassemblant en son sein les cellules des jeunes activistes du pays. Allal El Fassi participe à l’élaboration d’un plan de revendications réformistes présenté à Paris, sans succès. Puis transforme le CAM en Parti national en 1937. Le jeune homme, âgé de 27 ans, s’érige contre le partage de la Palestine, et pousse ses partisans à mener des actions violentes. Dans la foulée, il réitère ses appels à la violence à Meknès, qui entraînent des heurts. Plus tard, il clame devant une petite foule que les Marocains doivent être prêts à « accepter une mort glorieuse pour défendre leur pays ».
Pour les autorités coloniales, Allal El Fassi et les jeunes nationalistes marocains (tous majoritairement issus de la bourgeoisie citadine) commencent à devenir gênants. Ils vont de plus en plus loin et rencontrent un certain écho dans la société. La Résidence générale, dirigée par Charles Noguès, décide donc de décapiter ce mouvement en contraignant ses militants à l’exil. Allal El Fassi est arrêté, jeté en prison, banni du Maroc, puis envoyé dans un village perdu au Gabon. De tous ses camarades nationalistes, envoyés dans le sud du pays ou en Corse, c’est lui qui écope de l’exil le plus lointain et le plus long : neuf ans, de 1937 à 1946. Le 3 novembre 1937, El Fassi est conduit à bord d’un avion à Errachidia et escorté par un officier des Affaires indigènes, le capitaine Roux, pour un aller sans retour au-delà du Sahara.
Sauf qu’au départ, Allal El Fassi n’a aucune idée de la destination finale qui lui a été dévolue. À chaque escale – Tindouf, Bir Moghrein, Antar (Mauritanie), Saint-Louis, Dakar, Conakry, Abidjan, Douala – El Fassi pense que c’est la bonne. Mais non, il atterrit finalement à Libreville, située à plus de 4 000 kilomètres du Maroc. Et encore, même sur place, les autorités coloniales lui signifient qu’il ne peut rester dans la capitale, car on y croise régulièrement des commerçants marocains. Or la Résidence générale veut à tout prix couper le nationaliste de tout contact avec son pays, afin qu’il ne puisse plus jamais faire de politique. Au départ, il est installé à Owendo (17 kilomètres de Libreville), mais cette localité est trop proche du golfe du Gabon, où passent des cargos.
Aux confins du monde
Qui sait, El Fassi pourrait être tenté de s’enfuir. Finalement, il est envoyé à Ndjolé, situé à 200 kilomètres de Libreville à l’intérieur des terres. À l’époque, le militant est particulièrement chétif. À Fès, sa famille et ses proches craignent pour sa santé. Les autorités coloniales lui font alors passer une visite médicale (avec photographies) et s’empressent d’envoyer le rapport au Maroc : le médecin le décrit comme étant en « bonne forme » et doté d’un « bon moral ».
À son arrivée à Ndjolé, le capitaine Roux écrit dans ses rapports quotidiens que le jeune marocain est resté « impassible ». Pourtant, il n’y a rien. Rien, hormis quatre cases : trois occupées par des militaires (chef de poste, médecin, PTT) et une quatrième dédiée à l’exilé, qu’il partage cependant avec un officier français et un couple en partance pour la France. La cohabitation est difficile, d’autant plus qu’El Fassi n’a pas les mêmes coutumes, et encore moins l’habitude d’habiter avec une femme occidentale. Il a demandé à ce que son épouse et sa fille de 7 ans le rejoignent ; une requête acceptée par Noguès, jusqu’à ce que celui-ci change d’avis. En cause ? El Fassi a émis deux conditions : que sa femme puisse se rendre au Maroc dès qu’elle le souhaite afin de voir sa famille et que ses correspondances ne soient pas lues au préalable par les autorités coloniales. Pour la Résidence, qui craint un mauvais coup, c’est un niet catégorique.
Après quelques semaines passées à Ndjolé, Allal El Fassi est déporté à Mouila, un village situé en pleine savane, à 300 kilomètres de Libreville. Le fleuve qui passait non loin de Ndjolé inquiétait les autorités, l’exilé aurait pu y sauter pour se sauver. Voilà donc le militant nationaliste banni, profondément isolé, coupé des siens. Ses lettres, écrites et envoyées quotidiennement à son père, sont lues, décortiquées par le capitaine Roux, puis la Résidence. Lui, en revanche, ne reçoit aucun courrier. Par chance, il a tout de même le droit de circuler librement dans le village. Le Marocain bénéficie même d’une case coloniale flambant neuve, en pisé et feuilles de bananier, avec trois grandes pièces, dont un cabinet de toilettes et une cuisine. Il peut également compter sur l’aide de deux domestiques gabonais, et une pension de 1 500 francs mensuels, allouée par la Résidence.
C’est notamment grâce à cet argent qu’il achète un peu de bétail – particulièrement des caprins –, qu’il peut tuer selon le rite musulman. Allal El Fassi se met également au jardinage et s’occupe d’un petit potager. C’est en quelque sorte la vie de Robinson Crusoé. À ceci près qu’il continue de se nourrir sur le plan intellectuel et de s’interroger sur l’avenir de son pays et de son peuple, notamment à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Au fin fond du Gabon, il prend le temps de la réflexion sur le système de racialisation français, et surprend. Lui qui se décrit comme un « Blanc nord-africain » se sait victime de racisme et dénonce le racisme contre les subsahariens. Tout en légitimant cependant la domination coloniale sur les Noirs et la supériorité des Arabes ou Berbères musulmans, précise l’universitaire Brahim El Guabli, dans La position raciale de Allal El Fassi au Gabon (2023).
Un long fleuve tranquille ?
Interdit de journaux, Allal El Fassi reçoit tout de même quelques ouvrages : des dictionnaires franco-arabes, des livres scientifiques et religieux en arabe, des traités politiques ou encore des commentaires du Coran. Le militant en profite pour perfectionner son français et fait des progrès de géant. Un jour, le sous-lieutenant Massa, remplaçant du capitaine Roux avec qui El Fassi s’était lié d’amitié, lui apprend qu’une épidémie de typhus a décimé de nombreuses personnes à Marrakech, en 1938. Allal El Fassi « s’est montré très déçu qu’elle n’ait pas emporté le pacha Thami El Glaoui » (grand allié de la France), note le Français.
C’est ainsi que les neufs années d’exil du Marocain s’égrainèrent. Lentement, sans grands évènements. Si ce n’est un jour un attroupement de plusieurs dizaines de Gabonais devant la case de Allal El Fassi, qui l’ont pris pour un marabout. Ou encore cette fois où le nationaliste a été pris en flagrant délit en train de tenter d’envoyer une lettre à Chakib Arslan, célèbre militant panarabe. Après une énième étape à Mayama, au Congo-Brazzaville, il sera finalement libéré le 1er juin 1946, à 36 ans. Si cet exil lui a volé une partie de sa vie, c’est aussi lui qui lui confère une aura hors norme et son statut de zaïm (« chef ») incontesté .
Sources :
La revue historique Zamane, no61
Les 100 portes du Maghreb, Benjamin Stora et Akram Ellyas, Éditions de l’Atelier, 1999.
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