Gouvernance mondiale : en finir avec l’egosystème

Censé promouvoir un humanisme universel, l’ordre mondial né au lendemain de la guerre de 1939-1945 montre plus que jamais ses limites. En cause, encore et toujours : la volonté de quelques pays de se poser en gendarmes et en censeurs.

Amina Bouayach, présidente du Conseil national des droits de l’homme du Maroc, lors d’une conférence sur l’universalité des droits humains, à Rabat, le 7 décembre 2023. © MAP

Amina Bouayach, présidente du Conseil national des droits de l’homme du Maroc, lors d’une conférence sur l’universalité des droits humains, à Rabat, le 7 décembre 2023. © MAP

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  • Eugène Ébodé

    Écrivain. Administrateur de la Chaire des littératures et des arts africains de l’Académie du Royaume du Maroc.

  • et Atiq Rahimi

    Écrivain, cinéaste. Prix Goncourt 2008.

Publié le 21 décembre 2023 Lecture : 6 minutes.

Texte collectif d’écrivains et d’intellectuels* réunis à Rabat, les 7 et 8 décembre 2023, à l’occasion d’un colloque international organisé par le Conseil national des droits de l’homme du Maroc, célébrant le 75e anniversaire de la Déclaration des droits de l’homme par l’ONU en 1948.

Nous appelons egosystème la frénésie qui pousse des êtres ou des communautés culturelles à se poser en régisseurs du sens commun, se pensant investis d’une mission de gendarmerie universelle ou de bien-pensance définitive. [1]

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L’une des manifestations de cet egosystème s’exprime aujourd’hui à travers ceux qui disent que la menace est désormais le grand remplacement. Or nous pensons qu’elle est tout entière contenue dans la prétention occidentale à gouverner le monde. Julien Benda, à une échelle réduite, l’appela « la trahison des clercs ». À l’échelle internationale, la légitimité de ce gouvernorat reposait sur la perspective d’un progrès pour tous, et non sur le magistère d’une ère culturelle et géographique dominée par la « blanchité ». Cette déclinaison particulariste, qui n’avait d’universaliste que les apparences, s’achève sous nos yeux.

Ruine de la pensée

Ceci a eu pour conséquence la ruine du dépassement de soi, la liquidation de toute aspiration ontologique, et pour effet le rabaissement de toute transcendance brute. Celle-ci a été réduite à l’utilitarisme érigé en système, dans le sens où l’entend le philosophe Raphaël Liogier dans son dernier ouvrage, Khaos : La promesse trahie de la modernité. Trahir la modernité fut de tout marchander, y compris le sacré. Il eût été plus sage de réclamer le sublime pour lui-même, c’est-à-dire sans artifice ni usinage dont le seul but est de séduire pour mieux endoctriner.

La proposition d’une pensée politique moderne, celle qui proclame l’égalité des acteurs et des chances, l’universalité des droits et l’alternance politique a tout aussi logiquement échoué. Elle a échoué à naître, et donc à réguler les différends internationaux, que ce soit par l’agilité de la réflexion ou par la manifestation de la justice.

La mondialisation devait s’atteler à améliorer les connexions dans ce que Marshall McLuhan nomma « le village planétaire ». Malheureusement, la « shérification » dudit village et l’arrogance de ses leaders ont fait croire à ces derniers qu’ils étaient indéboulonnables.

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La possibilité de détruire l’autre par la bombe nucléaire s’est muée en capacité d’autodestruction, que les stratèges militaires ont finement rebaptisée « l’équilibre de la terreur ». Dans un tel environnement, où est donc passée la perspective d’universaliser les droits humains et de pacifier les relations internationales ?

Telle est la question que nous avons examinée lors du colloque qui vient de se tenir à Rabat, du 7 au 8 décembre, sous l’égide de Conseil national des droits de l’homme du Maroc (CNDH), à l’occasion du 75e anniversaire de la Déclaration des droits de l’homme, adoptée le 10 décembre 1948 par l’Assemblée générale des Nations unies.

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Au cours de ce colloque international, précise Amina Bouayach, la présidente du CNDH, « celui-ci a choisi d’inscrire la commémoration dans une démarche analytique identifiant les défis classiques et émergents, et intégrant à la réflexion globale les apports des intellectuels comme des écrivains en lien avec l’idéal humaniste universel. » Les intervenants y ont débattu de la question suivante : « L’idéal humaniste universel est-il inachevé ? »

Il a même été abîmé, malgré les efforts d’hommes et de femmes « partis de rien », selon l’expression de René Cassin, concepteur de la Charte des droits de l’homme avec Boris Mirkine-Guetzévitch, René Capitant, Maurice Hauriou, Eleanor Roosevelt et avec les apports de personnalités féminines oubliées telles que Angela Jurdak Khoury (Liban), Fryderyka Kalinowski (Pologne), Bodil Begtrup (Danemark), Minerva Bernardino (République Dominicaine) et Hansa Mehta (Inde).

Hypocrisie et contorsions des États

Si ce mécanisme onusien des droits humains a eu le mérite d’exister, nous avons aussi déploré l’hypocrisie des États, leurs proclamations et signatures vertueuses n’ayant pas souvent été suivies de réalisations concrètes. Adoptée au lendemain de la seconde boucherie dont accoucha le XXe siècle, la Déclaration des droits de l’homme s’est enlisée, et les guerres ont poursuivi ici et là leurs ravages.

Durant le colloque de Rabat, il a été rappelé d’où vient l’homme, et Atiq Rahimi a bien résumé l’incapacité de la communauté internationale, qui confine à la panne, à assurer la paix mondiale en citant un proverbe africain : « Si tu ne sais pas où tu vas, retourne d’où tu viens ». Diagnostiquant les échecs du multilatéralisme onusien, il a été indiqué que celui-ci ne porte pas sur l’élaboration de beaux textes et de belles résolutions, mais sur le fait qu’une si prometteuse architecture juridique n’est pas suivie d’effets.

Comment contraindre les signataires à respecter leurs engagements ? Depuis 1948, de nouveaux acteurs sont arrivés sur la scène internationale. Le multilatéralisme et le gouvernement mondial n’ont pas été renforcés pour autant. Par-delà l’insuffisance de la représentativité et de la collégialité des mécanismes onusiens, il nous a semblé que la panne radicale qui a laissé inachevé le rêve universel réside dans une impuissance collective.

Cinq solistes qui ont droit de veto

La mobilisation en faveur d’une universalité du droit a été une longue et harassante préoccupation planétaire. Cette mobilisation n’a pas évité au monde de plonger dans les abîmes égocentriques et dans le délire exterminateur du IIIe Reich.

Une poignée de réconciliateurs ont néanmoins œuvré à la reconstruction d’un monde vivable. En même temps que les reconstructions nationales étaient à l’œuvre, il fallut songer à une démocratie internationale capable, comme dirait l’écrivain Franck Bouysse, de faire renaître « l’homme peuplé ». Cet homme-là, diminué par les conflits à répétition, se traîna jusqu’à la tribune onusienne, où l’Afrique ne comptait, en 1948, que quatre États présents (l’Afrique du Sud, l’Égypte, l’Éthiopie et le Liberia).

Si le continent africain encore colonisé ne comptait à l’époque aucun représentant parmi les membres permanents du Conseil de sécurité, ceci n’est plus acceptable aujourd’hui. Au lieu d’un concert des Nations unies, nous n’avons assisté qu’au jeu des cinq solistes qui disposent du droit de veto. Ce privilège permanent de quelques-uns étouffe l’écrasante majorité des peuples. Il fragilise notre écosystème diplomatique, et limite, d’une part, la résolution des problèmes du Proche-Orient, et, d’autre part, le règlement, sur le continent africain lui-même, des nuisances post – et néocoloniales. Si le Moi reste haïssable, ainsi que l’édicta Blaise Pascal, c’est parce qu’il porte en germe la banqueroute égoïste.

Nous appelons « banqueroute égoïste » cette cécité qui encourage la perpétuation de la guerre au Proche-Orient, où des victimes palestiniennes s’ajoutent aux victimes israéliennes. Ici aussi s’achève ou « s’inachève » l’idéal humaniste, au nom de l’egosystème.

Pour construire le monde de demain, peut-être faudrait-il réparer l’Histoire, comme l’a suggéré Souleymane Gassama, dit Elgas ? Il s’agit de retrouver la promesse de la traversée de soi afin d’entendre les échos du monde. L’Occident a trop pensé, et semble désormais mieux disposé à « dé-penser ». Ce qu’il convient de réaliser, c’est la traduction des proclamations par des actes. À partir de l’Afrique, il a été question de « panser » le monde. C’est aussi ce que nous tenions à exprimer, loin des podiums où se contorsionne la débâcle égocentrique.

[1] La notion d’egosystème a été utilisée comme axe central de la leçon inaugurale prononcée par Atiq Rahimi lors du colloque de Rabat.

*Premiers signataires :
Atiq Rahimi, écrivain et cinéaste (Afghanistan)
Eugène Ebodé, écrivain (Cameroun)
Rabiaa Marhouch, écrivaine et éditrice (Maroc)
Djaïli Amadou Amal, écrivaine (Cameroun)
Raphaël Liogier, philosophe (France)
Souleymane Gassama, dit Elgas, essayiste (Sénégal)
Franck Bouysse, écrivain (France)
Michèle Rakotoson, écrivaine (Madagascar)
Tchif Tchiakpe, plasticien (Bénin)
Jean-Claude Tchatchouang, économiste (Cameroun)
Catherine Pont-Humbert, poétesse (France)
Laïla Benhalima, peintre (Maroc)
Badiadji Horretowdo, écrivain (Cameroun)
Moussa Goudiaby, journaliste (Sénégal)
Nomawele Njongo, écrivaine et éditrice (Afrique du Sud)
Mustapha Najmi, sociologue (Maroc)
Jean-Éric Callon, essayiste et avocat (France)

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