Shireen Abu Akleh, voix libre palestinienne tuée par Israël
Les grandes voix du journalisme arabe
Des figures tutélaires stars de la période post-indépendance aux envoyés spéciaux des chaînes d’information, les journalistes d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient ont souvent su acquérir une audience dépassant largement les frontières de leur pays d’origine. Si le panarabisme politique reste un rêve, celui des médias existe bel et bien.
LES GRANDES VOIX DU JOURNALISME ARABE (4/4) – En plein conflit à Gaza, l’armée israélienne a commis, le 27 octobre 2023, un second crime à l’égard de la journaliste Shireen Abu Akleh en rasant la rue portant son nom et en faisant détruire le mémorial qui lui était dédié à l’entrée du camp de réfugiés de Jénine, exactement là où elle était tombée sous les balles de Tsahal le 11 mai 2022.
Il ne suffisait pas que la reporter de la chaîne Al Jazeera soit morte, il fallait aussi effacer jusqu’à son souvenir. Mais la stratégie d’éradication des symboles palestiniens que déploie Israël pourra difficilement faire oublier les images de ce qui est, vidéo à l’appui, un meurtre en direct.
Il est à peine 7 heures du matin, Shireen Abu Akleh, 51 ans, s’apprête à couvrir un raid de l’armée israélienne dans le quartier de Jaberiyat, à Jénine. Elle a l’habitude de ces départs à l’aube avec sa petite équipe, ils sont parfois imprévus, répondant aux événements du moment, mais jamais improvisés. Sur le terrain, Shireen veille à ne pas faire prendre de risques inconsidérés à son équipe. À son habitude, elle a prévenu sa rédaction par mail de sa destination et signalé qu’elle prévoit un direct.
Assassinée en direct
La journaliste, accoutumée aux interventions depuis des zones de conflit et de tension, ne se doute pas que la caméra va devenir un précieux témoin de sa propre mort. Comme pour mieux souligner la stupeur, les images, immédiatement diffusées en boucle et largement reprises par les médias du monde entier, montrent Shireen qui s’effondre au ralenti, comme un pantin disloqué, alors que son collègue Ali Sammoudi, en voulant la secourir, est à son tour blessé.
L’indignation est d’autant plus forte que Shireen semble être ciblée dans un moment où les tirs avaient cessé. On ne peut lui imputer aucune négligence, elle porte son casque de protection et un gilet pare-balles où le mot « Press » est bien visible. Cela n’a pas rendu intouchable : une balle l’a atteinte à la tête, à la bordure du casque.
« Elle n’est pas morte à cause d’une erreur professionnelle ou de jugement, mais parce que nous vivons sous l’occupation militaire et que l’occupant ignore totalement les normes internationales, les droits humains et le droit des journalistes à exercer leur travail librement », commentera la journaliste palestinienne Yumna Patel.
Enquête toujours en cours
Les premières conclusions balistiques indiqueront que les tirs n’étaient pas ceux de Palestiniens armés, contrairement à ce qu’ont affirmé les autorités israéliennes. Les informations recueillies par le Haut-Commissariat aux droits de l’homme (HCDC) à Genève « corroborent que les tirs provenaient des forces de sécurité israéliennes », affirme la porte-parole de l’organisation, Ravina Shamdasani. À mi-mots, Israël reconnait un dysfonctionnement, mais l’enquête est encore en cours et les coupables restent libres.
Autant d’éléments qui font dire à Anton Abu Akleh, le frère aîné de Shireen « que [les coupables] savaient très bien ce qu’ils faisaient ». Il est convaincu que la mort de sa sœur était voulue, voire commandée. Il rappelle la sauvagerie des soldats israéliens qui voulaient empêcher le bon déroulement de l’enterrement, suivi par des milliers de personnes, de celle qui était « fille de Jérusalem et dont la Palestine était la terre ».
Voulait-on faire taire « la voix du monde arabe », comme la qualifiait le journaliste Georges Malbrunot ? Sa nièce, Lina Abu Akleh, en est certaine et s’active pour que les États-Unis n’enterrent pas cette affaire qui concerne l’une de leurs ressortissantes, puisque Shireen, à la faveur de ses études puis par le biais de sa famille maternelle installée dans le New Jersey est aussi citoyenne américaine. Pourtant, jusqu’à présent, les démarches auprès du département d’État américain ont été infructueuses.
Une inspiration pour les jeunes journalistes
L’icône d’Al Jazeera, issue d’une famille chrétienne orthodoxe de Beit Hanina, à Jérusalem Est, se destinait à une carrière d’architecte et entame des études d’urbanisme à l’université jordanienne des sciences et de la technologie (Just), avant de changer de cap et d’opter pour un cursus en journalisme à la faculté de Yarmouk, toujours en Jordanie. « J’ai choisi cette voie pour être proche des gens », expliquait celle qui, une fois son diplôme en poche, cofonde la radio « La voix de la Palestine » à Ramallah et collabore avec radio Monte-Carlo avant de rejoindre en 1997 la chaîne Al Jazeera.
Elle rompt avec le rôle classique de présentatrice dans un studio dévolu aux femmes à la télévision, devient de fait reporter de guerre et se rend sur le terrain partout où la portent les événements. Elle témoigne en 2002 de la violence de la bataille de Jénine, de la deuxième Intifada entre 2000 et 2005 et des tensions dues à la colonisation, des raids israéliens en Cisjordanie. Elle relève également les défaillances de l’Autorité palestinienne. Soucieuse de l’avenir, elle se préoccupe des problèmes d’eau dans la région et des changements climatiques, l’autre guerre.
Cette femme au regard direct et à l’allure à la fois déterminée et bienveillante devient une figure familière pour les téléspectateurs du monde arabe, qui la perçoivent un peu comme un membre de leur famille. Shireen, en étant elle-même, avec son parcours et ses diplômes, a beaucoup contribué à valoriser le journalisme au féminin et inspirer des jeunes filles qui souhaitaient suivre ses traces. « Elle était si importante que des générations de jeunes journalistes ont tenté d’imiter son style », relève Dalia Hatuqa, une amie de Shireen.
Décontractée et jamais vedette
Dans son autre vie, celle qu’elle ne dévoilait jamais et qui était dédiée aux siens, Shireen était le pilier d’une petite famille soudée, une tante en or, délurée à souhait, rigolote, qui collectionnait les blazers et était imbattable aux cartes. Lina, sa nièce, se souvient de parties mémorables de tarneeb, un jeu populaire où celle qu’elle surnomme « Shushu » était particulièrement redoutable, de précieux moments de confidences faîtes à cette presque grande sœur passionnée par les séries policières et criminelles sur Netflix dont elle s’empressait de regarder, en cachette, le dernier épisode avant de visionner les précédents. La femme solaire et décontractée prenait soin de son image et n’a jamais prêté flanc aux ragots ni succombé au vedettariat.
À travers le journalisme, Shireen Abu Akleh menait un combat pour la vérité, la paix et la justice et participait à l’exigence collective de liberté pour la Palestine. Elle voulait transmettre toutes les voix avec l’objectif de montrer la réalité palestinienne, celle de l’occupation et les violences au quotidien. « Elle était l’une d’entre nous », dira un jeune homme à ses funérailles. Pour la Palestinienne qui était une figure d’engagement à sa manière et au prix de sa vie, Jénine, « incarne l’esprit palestinien qui parfois tremble et tombe, mais au-delà de toute attente s’élève pour poursuivre ses combats et ses rêves ».
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