Cheikh Anta Diop, une vie d’historien africain
Cheikh Anta Diop, un héritage africain
L’historien sénégalais aurait eu 100 ans ce 29 décembre 2023. À l’occasion de cet anniversaire, Jeune Afrique revient sur sa vie, ses apports et les perspectives qu’il a ouvertes.
CHEIKH ANTA DIOP, UN HÉRITAGE AFRICAIN (1/3) – « L’Africain qui nous a compris est celui-là qui, après la lecture de nos ouvrages, aura senti naître en lui un autre homme, animé d’une conscience historique, un vrai créateur, un Prométhée porteur d’une nouvelle civilisation et parfaitement conscient de ce que la terre entière doit à son génie ancestral dans tous les domaines de la science, de la culture et de la religion. » Cet appel à l’Africain nouveau lancé par Cheikh Anta Diop dans Civilisation ou Barbarie, cinq ans avant de s’éteindre le 7 février 1986, éclaire sur la perception idéale que cet homme universel, en quête des origines pour mieux bâtir l’avenir, scrutant les particules élémentaires comme les mystères pharaoniques, pouvait avoir de lui-même.
Sous l’emprise de l’empire
Cheikh Anta Diop est venu au monde le 29 décembre 1923, sous le signe de l’empire français qui a pris pied au Sénégal, cent quarante ans auparavant. Depuis 1885, les États européens se sont partagé l’Afrique comme un butin, mais les défaites cinglantes de l’Italie en Éthiopie en 1896 et de la Russie contre la flotte japonaise en 1905 ont mis un terme au mythe de l’invincibilité des puissances européennes qui ont fini par faire plonger le monde dans une guerre sans précédent.
En Russie, trois ans avant la naissance de Diop, l’Armée rouge a achevé de faire triompher les idées égalitaires et internationalistes de Karl Marx. « Il est essentiel, pour comprendre Diop, de le replacer dans l’histoire des idées politiques de son temps et dans celle des sciences humaines en Afrique », recommande, depuis Dakar, Martin Mourre, historien et chercheur associé à l’Institut des mondes africains et à l’EHESS, qui a co-dirigé Cheikh Anta Diop, contexte, portée et héritage d’un militant politique (Revue d’histoire contemporaine de l’Afrique, n°4, septembre 2023). Car si, dans ces années 1920 qui ont vu naître les autres champions de la négritude sous influence marxiste que furent Amilcar Cabral et Frantz Fanon, l’hégémonie de l’Occident commence à être contestée jusqu’en son propre sein, la vision européocentrée et racialiste qui la justifie va dominer encore longtemps le champ des idées et de la recherche.
École des blancs
Cheikh Anta Diop dut ainsi apprendre de l’école des Blancs ce qu’il était pour la référence de l’époque en sciences humaines, Ernest Renan : « Le Nègre, par exemple, est fait pour servir aux grandes choses voulues et conçues par le Blanc ». C’est dans ce « contexte de violence extrême physique et mentale et d’obscurantisme idéologique », écrit son fils Cheikh M’Backé Diop, qui lui a consacré une biographie (Cheikh Anta Diop, l’homme et l’œuvre, Présence africaine, 2003), que Cheikh Anta naît à Thieytou, à plusieurs heures de la coloniale Dakar, dans une famille d’érudits contrevenant à la définition de Renan. Il tient son prénom de son oncle, Cheikh Anta M’Backé, « un des frères cadets de Cheikh Ahmadou Bamba (1951-1927), le fondateur de la confrérie musulmane Mouride au Sénégal ».
Politique et mystique
Trop influents et critiques de l’administration coloniale, Bamba et M’Backé avaient été provisoirement bannis, le premier au Gabon, le second au Soudan français (le Mali actuel). Politique et mystique se pressent donc déjà au chevet du nouveau-né, dont on mentionne régulièrement une « origine aristocratique wolof » qu’il a semblé démentir lorsqu’on lui a demandé s’il descendait effectivement d’une lignée de griots : « Non, c’est faux mais je n’en suis pas offensé. » Dans sa quête multidirectionnelle des origines cachées, Cheikh Anta Diop s’est néanmoins penché sur celles de son propre patronyme, répandu en Afrique de l’Ouest, concluant que « dans tous les cas les Diop appartenaient aux Domisokhna (le clergé musulman d’origine noble ou notable) ». Ayant tôt perdu son père, il grandit avec sa mère, Mame Magatte, à Diourbel, jusqu’à l’âge de 5 ans, quand il est envoyé à l’école coranique à Kokki. Il y passe plusieurs années « dans la solitude matérielle et morale indispensable [aux yeux des Mourides] à la formation de sa personnalité », avant de revenir à Diourbel, où sa mère lui fait intégrer l’école française et passer son certificat d’études primaires en 1937.
Chaires européennes et baobab couvert de hiéroglyphes
Quand Cheikh Anta Diop a-t-il senti naître en lui ce « Prométhée porteur d’une nouvelle civilisation » à la recherche, par-delà les idées façonnées et martelées du haut des chaires européennes, du « génie ancestral » ? Dans sa cellule de Kokki, méditant sur l’unité divine ? Dans l’écorce de ce « baobab couvert de hiéroglyphes, depuis le tronc jusqu’aux branches » qu’il admire, enfant, « non loin de la route de Daru Mousti » ? Dans le défi que représente, au Lycée Van-Vollenhoven de Dakar, ce professeur raciste qui ne lui voit pas la capacité de poursuivre des études ? « Mes recherches datent de la classe de troisième du Lycée Van-Vollenhoven », a-t-il écrit. Un projet déjà encyclopédique, universaliste où se dessinent « les prémisses d’une réflexion se situant à l’échelle continentale africaine, planétaire », précise son fils. Cette démarche heurte-t-elle déjà le professeur blanc qui lui refuse l’intelligence ? Cette première barrière académique que l’on tente de dresser sur son chemin vers la connaissance en augure de nombreuses autres qui jalonneront ses carrières universitaire, scientifique et politique et qu’il saura renverser d’une manière ou d’une autre.
Mathématiques et philosophie
Résolu et aidé par un professeur plus éclairé, Diop peut ainsi se rendre à Saint-Louis pour passer la première partie de son bac qu’il achève d’obtenir à Dakar en 1945, alors que la France vient d’être libérée du joug nazi. Étranger au rejet vindicatif de tout ce qui pourrait venir du dominateur colonial, Cheikh Anta Diop part alors chercher le meilleur savoir disponible là où il se trouve : en France, où il accoste en 1946. Son retour au pays natal, il ne le fera qu’en 1960, une fois acquise l’indépendance de l’Afrique française. Envisageant d’abord une carrière d’ingénieur aéronautique, il intègre la classe de mathématiques supérieurs du lycée Henri-IV à Paris tout en s’inscrivant en philosophie à la Sorbonne et en s’initiant à l’égyptologie et à la linguistique. « Mon désir de connaître mon histoire, ma culture, mes problèmes personnels, c’est-à-dire mon désir de me réaliser en tant qu’être humain m’a mené à l’histoire », explique-t-il. En se plongeant toute sa vie dans l’étude des sciences exactes, celles de l’avenir, comme des sciences humaines du passé et du présent que sont l’histoire et la linguistique, Diop fait un tout de la connaissance des origines, des réalisations présentes et de l’invention de l’avenir, comme il ne cesse d’éprouver ses théories par la pratique et de mettre ses actes en accord avec sa pensée.
Multidisciplinarité et ambition
Cette riche multidisciplinarité, expression de l’ampleur de sa vision et de ses ambitions, fut et reste un des principaux reproches adressés par ses critiques issus de l’académisme universitaire français. « Sa démarche philosophique est finalement proche de celle de Karl Marx pour son côté interdisciplinaire et sa volonté de faire sauter les frontières entre les savoirs. Aussi, comme Marx, a-t-on du mal à le placer dans une case et juge-t-on sa pensée trop politique », observe Martin Mourre.
Déviant dans un univers conformiste, il s’abreuve des auteurs occidentaux dans toutes les matières et se forme auprès des plus brillants esprits de l’époque comme le préhistorien Henri Lhote, le philosophe Gaston Bachelard, l’ethnologue Marcel Griaule et le physicien Frédéric Joliot-Curie. Ayant achevé en 1948 sa licence de philosophie, il dépose l’année suivante un sujet de thèse de doctorat en Lettres intitulé L’avenir de la pensée africaine et secondé par une recherche intitulée Qu’étaient les Égyptiens prédynastiques ? Mais l’ampleur du sujet et la multitude des disciplines invoquées déroutent les professeurs qui ne parviennent pas à réunir un jury. Qu’importe : Cheikh Anta diop s’affranchit de l’imprimatur académique et publie ses recherches en 1954 chez Présence africaine.
Origine africaine de l’humanité
À une époque où l’origine africaine de l’humanité est une théorie encore nouvelle et polémique, Nations nègres et Culture – De l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui va au-delà, affirmant contre tout ce qui se professe à l’époque, de nombreux éléments à l’appui, que l’Égypte pharaonique, mère des sciences et des arts européens, était une civilisation africaine noire. « Cette œuvre audacieuse signe la précocité d’un intellectuel de 30 ans qui, parti de peu de choses, a effectué un parcours d’excellence pour aller se confronter aux plus grands intellectuels de son temps. Nations nègres ne se cantonne pas à l’espace historique mais jette les bases de sa vision d’une unité politique de l’Afrique et met en place les thèmes qu’il va développer sa vie durant », commente Martin Mourre. Parallèlement, Diop se spécialise en chimie nucléaire et en physique nucléaire tout en enseignant dans des lycées parisiens, en donnant des conférences et en publiant de nombreux articles.
Thèse de doctorat
En 1960, alors que l’Afrique se libère, il peut enfin réunir un jury pour une thèse doctorale portant sur l’étude comparée des systèmes politiques et sociaux de l’Europe et de l’Afrique, de l’Antiquité à la formation des États modernes. « Le sujet que vous imposez n’est rien moins que planétaire, et de nombreux spécialistes vous tomberont sur le dos, comme la première fois », l’avait mis en garde Marcel Griaule. Qui connaissait son milieu : admiratif et impressionné, le jury lui décerne la mention Honorable quand il est exigé la mention « Très honorable » pour devenir professeur d’université. « Que comptez-vous faire ? » lui demande-t-on ce jour-là. « Je vais rentrer définitivement en Afrique noire, dès la semaine prochaine, et j’essaierai de contribuer à la formation des cadres et de contribuer aussi à l’impulsion de la recherche scientifique, aussi bien dans le domaine des sciences humaines que dans le domaine des sciences exactes. »
Opposition politique
En 1953, Diop a épousé Louise Marie Maes, intellectuelle comme lui et docteure en géographie humaine spécialisée sur l’Afrique. Avec les premiers des quatre enfants qu’ils auront, le couple part à Dakar participer à la construction de la nouvelle République du Sénégal. Celle-ci est, dès septembre 1960, présidée par Léopold Sédar Senghor. Celui qui, en 1956, déclarait « parler d’indépendance, c’est raisonner la tête en bas et les pieds en l’air », a une vision à l’antithèse de celle de Diop, qui s’inscrit rapidement dans l’opposition politique. Un domaine où il s’engage non sans expérience, ayant créé en 1946 l’Association des étudiants africains de Paris et été de 1950 à 1953 secrétaire général des étudiants du Rassemblement démocratique africain (RDA).
Prophète du décolonialisme
En 1961 à Dakar, face à l’apôtre de la coopération franco-sénégalaise, le prophète du décolonialisme lance le Bloc des masses sénégalaises (BMS). Senghor use de tous les moyens pour tenter de domestiquer l’intellectuel engagé : dès son arrivée de France, il se voit refuser la chaire de sociologie africaine à l’université de Dakar, qui porte aujourd’hui son nom, et doit se contenter d’un poste d’assistant à l’Institut français d’Afrique noire (IFAN). « De 1960 jusqu’au départ de Léopold Sédar Senghor du pouvoir, en 1980, Cheikh Anta Diop sera empêché d’enseigner les sciences humaines dans le cadre universitaire sénégalais », note son fils. La prison, où il est envoyé un mois en 1962, est vaine à le museler, comme les propositions de postes ministériels faites l’année suivante sont vaines à l’amadouer.
Fidélité à ses idéaux politiques et philosophiques
Senghor décide-t-il alors la dissolution du BMS ? Diop crée dans la foulée le Front national sénégalais, dont la dissolution ne tarde pas. Il reste alors en retrait de la vie politique, jusqu’en 1976 où il fonde le Rassemblement national démocratique (RND) qui vise à unifier les oppositions. Mais le pouvoir refuse sa légalisation et engage des poursuites judiciaires contre son chef qui s’exprime abondamment dans son organe de presse, Siggi. Enfin, en 1981, Abdou Diouf succède à Senghor et supprime les limitations au multipartisme : le RND est légalisé, mais Diop a 58 ans et lui en reste à peine cinq à vivre. « Jusqu’à sa disparition, Cheikh Anta Diop travaille à la consolidation du RND dans la fidélité à ses idéaux politiques, moraux et philosophiques”.
Civilisation ou barbarie ?
Au Sénégal, son activisme politique n’a pas détourné l’insatiable chercheur de sa quête multidirectionnelle. Il y écrit des ouvrages majeurs comme Antériorité des civilisations nègres : mythe ou vérité historique ? (Paris, Présence Africaine, 1967) et Civilisation ou Barbarie (Paris, Présence africaine, 1981), apporte une importante contribution à la rédaction de l’Histoire générale de l’Afrique éditée par l’Unesco (et Jeune Afrique) et publie quantité d’articles traitant de politique, de sciences humaines et de sciences exactes. Dans ce dernier domaine, Diop peut au moins trouver la satisfaction d’avoir atteint son but clamé à la veille de son retour de « contribuer à la formation des cadres et de contribuer aussi à l’impulsion de la recherche scientifique ».
Carbone 14
Soutenu par le directeur de l’Institut fondamental d’Afrique noire Théodore Monod, il construit à partir de 1961 un laboratoire de datation par le carbone 14, technique alors révolutionnaire qui fusionne ses recherches en physique nucléaire et ses études de la préhistoire. « En 1966, raconte son fils, l’ensemble transistorisé RA14 de comptage de radioactivité, prototype « dernier cri » de la technologie de l’époque, construit par la firme Intertechnique, arrive en juillet au port de Dakar. » La création d’un laboratoire d’une telle technicité était une première en Afrique francophone, qui fut trop peu imitée. En 1986, les instruments du laboratoire s’éteignent avec son créateur et il faudra attendre 2003 pour que ses activités soient relancées.
Esprit universel
Qui était l’homme Cheikh Anta Diop ? Ses principales biographies s’intéressent essentiellement aux cheminements de sa pensée scientifique, à la construction de ses idées et de son action politique et sa personnalité est rarement évoquée, contribuant à désincarner l’idée que l’on peut se faire de cet esprit universel. Peu de ceux qui maîtrisent d’ailleurs ce sujet acceptent de s’exprimer et sa figure semble s’être parée d’une sacralité qui le fait totem pour ceux qui, nombreux, s’en réclament ou tabou pour ceux qui, encore, le dénigrent. Devenu presque un mythe parmi ceux qui se réclament du panafricanisme et de l’afrocentrisme, il est dénoncé comme théoricien raciste dans les rangs du Parti communiste français. Pour Martin Mourre : « Cheikh Anta Diop est peu lu, mais beaucoup brandi en étendard, il est devenu un référent un peu flou que l’on cite sans connaître ses textes, mais il reste un centre de gravité par rapport auquel on se place, en pour ou en contre. »
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Cheikh Anta Diop, un héritage africain
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