Cheikh Anta Diop, un legs voué à perdurer
Cheikh Anta Diop, un héritage africain
L’historien sénégalais aurait eu 100 ans ce 29 décembre 2023. À l’occasion de cet anniversaire, Jeune Afrique revient sur sa vie, ses apports et les perspectives qu’il a ouvertes.
CHEIKH ANTA DIOP, UN HÉRITAGE AFRICAIN (3/3) – Quel regard Cheikh Anta Diop porterait-il sur l’Afrique de décembre 2023 ? Sûrement se désolerait-il de s’être si peu trompé en annonçant, dès 1960, que sans une immédiate et indispensable union fédérale, « elle verrait une prolifération de petits États dictatoriaux sans liens organiques, éphémères, affligés d’une faiblesse chronique, gouvernés par la terreur à l’aide d’une police hypertrophiée, mais sous la domination économique de l’étranger qui tirerait ainsi les ficelles à partir d’une simple ambassade ».
Horizon des possibles
Diop formule cette mise en garde dans Les Fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique noire (éditions Présence Africaine, 126 pages, 10,20 euros) qui sort alors qu’au sud du Sahara, dix-sept États sont en train de rejoindre dans l’indépendance l’Éthiopie, le Libéria, le Ghana (1957) et la Guinée (1958). Le club est encore restreint, les quelques pères des indépendances étalent leur bonne volonté et leurs grands projets, l’horizon des possibles est vaste et tous les rêves sont permis.
Diop, en scientifique polyvalent et pragmatique, propose alors dans son manifeste une analyse technique de ces possibles, y diagnostique les menaces qui pèsent sur les États neufs et prescrit la seule marche à suivre pour les conjurer et restituer au continent sa place éminente dans le monde : la marche vers l’unité politique à engager au plus vite, en constituant un directoire des chefs d’État qui assurera le transfert progressif des prérogatives locales et des souverainetés encore à venir au pouvoir fédéral.
L’unité, condition de la renaissance
L’unité est la vocation naturelle des peuples d’Afrique subsaharienne qui partagent une même origine civilisationnelle, linguistique et socio-politique, l’Égypte ancienne, comme Diop rappelle l’avoir montré avec tous les outils disponibles de la science. Elle est surtout la condition de la renaissance et du développement d’une Afrique déchirée physiquement et moralement par cinq siècles d’assauts européens. Car Diop redoute aussi la contre-offensive néocoloniale : « La nouvelle tactique consiste plutôt à orienter [le mouvement de décolonisation] vers des structures non socialistes, de type dit occidental. Si cela devait être atteint, les anciennes métropoles et les États-Unis pourraient se rassurer. »
Armes de cette nouvelle dépendance, les « faux ensembles [Communauté, Commonwealth, Eurafrique] », « la nouvelle “politique libérale” [qui] a eu partout comme conséquence l’éviction des véritables mouvements révolutionnaires et le triomphe des équipes traditionnellement conformistes » et, surtout, les langues coloniales que Cheikh Anta Diop défend aux Africains de conserver comme langues communes, car elles permettraient à ces puissances de « se retirer politiquement d’Afrique d’une façon apparente, en y restant d’une façon réelle dans le domaine économique, spirituel et culturel ». Les Africains unis auront certes besoin d’une « langue unique de gouvernement et de culture », choisie de concert et enseignée dès le secondaire, mais elle doit être une langue africaine, propre à structurer et à porter une pensée africaine, avec laquelle l’étranger pourra aussi s’adresser à tout Africain.
Tropique du Cancer
Égalitaire et se fondant sur l’efficacité de pratiques traditionnelles locales, il préconise un bicaméralisme de genre avec un parlement composé d’une chambre de représentants et d’une autre de représentantes. Enfin, si Diop, dans son manifeste, place la frontière de son Afrique politique au sud du tropique du Cancer, ce n’est pas par racialisme mais par réalisme, car l’Afrique du Nord connaît alors une trajectoire différente, marquée notamment par l’influence du panarabisme. Cependant il dira une dizaine d’années plus tard à son ami Carlos Moore, « les Africains du Nord et du Sud du continent doivent penser en termes d’unité, car il est dans leur intérêt mondial de le faire. Si nous pouvons surmonter les préjugés et les craintes par l’information et la discussion ouverte, alors les avantages d’un État fédéral continental sont évidentes. »
Rêve universel
La seconde partie des Fondements, « partie technique » de cette ingénierie politique qui indique « le chemin qui peut mener au succès de cette entreprise », illustre son souci de pragmatisme, étudiant les diverses ressources énergétiques à développer prioritairement, les richesses naturelles à mutualiser, enfin dessinant un plan continental d’industrialisation : Diop veut proposer le contraire d’une utopie, il expose à ses contemporains la seule voie d’avenir qu’il voit pour l’Afrique après l’avoir disséquée dans toutes ses dimensions. Un passage trahit peut-être sa part d’idéalisme : « L’existence d’États continentaux risque d’être le prélude à l’unification planétaire », écrit-il, en prenant soin de préciser que seul « un esprit superficiel » pourrait la croire imminente. Or, il confesse derrière cette pudeur un rêve universel conforme à la quête d’unicité qui parcourt ses travaux et sa pensée.
Ossification des frontières
Las, soixante-trois ans après les indépendances et la publication de son manifeste, l’intégration africaine, restreinte à une organisation continentale et quelques organisations régionales plus impuissantes qu’agissantes, est aussi loin du fédéralisme qu’il prônait que proche de ce qu’il craignait : « L’institution d’une variété de diètes consultatives, l’organisation de congrès en tous genres […] ne peuvent conduire à la longue qu’à une ossification de plus en plus tolérée et acceptée finalement des différentes frontières des États africains. » C’est dans ses plus sombres inquiétudes que les qualités visionnaires de ce cassandre se confirment.
Recommandant ainsi aux États nouveaux la constitution d’une armée puissante, « civilement éduquée, inapte au putschs de type Amérique latine, capable de faire face soudainement aux tâches historiques qui pourraient nous attendre encore », il s’alarme : « On risque plutôt de n’avoir que des embryons symboliques d’armée, avec un matériel désuet, sans aviation, sans engins balistiques d’aucune sorte, mais que compenserait une police ultramoderne de type dictatoriale. » Le plan technique de Diop l’indique : il ne s’agit rien de moins que de « transform[er] les consciences d’une façon radicale, afin de les préparer aux tâches austères qu’implique une indépendance réelle ». Mais n’a-t-il pas surestimé les ressources humaines et péché par excès de confiance en son prochain ?
L’aventure prométhéenne
Car les compétences qu’il requiert des nombreux hommes censés mener à bien ce programme pharaonique sont celles de modèles d’abnégation et de dévouement à la cause collective, imprégnés « d’un très profond sentiment patriotique, à l’exclusion de tout chauvinisme déguisé », « des esprits lucides et féconds, capables d’atteindre des solutions efficaces et d’en être conscients par eux-mêmes, sans la moindre tutelle intellectuelle ». Pour Diop, l’Africain de la renaissance doit se sentir « un Prométhée porteur d’une nouvelle civilisation ».
Cette exigence d’héroïsme était-elle raisonnable? Lumumba au Congo, Olympio au Togo, Nkrumah au Ghana, Cabral en Guinée-Bissau et au Cap-Vert, Sankara au Burkina Faso ont tenté l’aventure prométhéenne pour finir, comme le titan, réduits à l’impuissance, et sans avoir pu communiquer leur flamme panafricaine. D’autres hérauts de la cause, sous les menaces constantes, ont dérivé vers la dictature paranoïaque.
Spéculation utopique
Dès 1963, la charte de l’Organisation de l’unité africaine avait ossifié la fragmentation du continent en proclamant « l’intangibilité des frontières africaines héritées du colonialisme ». Le romancier et essayiste togolais Sami Tchack s’est plongé dans le manifeste politique de Diop pour son prochain roman : « Il racontera l’histoire d’une femme, qui se voudrait dictatrice éclairée et se lance dans la réalisation d’un empire africain intégral sur l’idée de l’État fédéral cher à Diop. Mais son projet est idéologique, utopique, et comme pour toutes les utopies que l’on cherche à concrétiser, c’est l’enfer qui est au bout : l’imposition de l’union par la force, le bombardement de tout ce qui s’y oppose, une nouvelle colonisation brutale mais intracontinentale. »
« Car le projet de Diop reste une spéculation utopique, poursuit l’auteur. Même s’il lui donne une belle cohérence intellectuelle et analyse les conditions de sa faisabilité, il omet sans être dupe un enjeu essentiel et concret : les États africains sont nés, vivants, variés et déjà autonomes. Dès ce moment son idée de fédéralisme ne se produira pas. Des gens sont allés plus loin que lui en mettant la main à la pâte comme Kenyatta au Kenya, Nyerere en Tanzanie, Nkrumah au Ghana, dont il faut aussi lire les écrits panafricanistes et qui, en présidents, ont tenté de mettre en action leur pensée. Pour quel résultat ? Ce genre d’utopie qui continue d’animer des débats et des réflexions ne repose pas sur la réalité historique et politique. »
Quel héritage ?
Que reste-t-il alors, de l’abondant héritage diopien ? Sa quête de l’unité africaine dans le passé, le présent et pour l’avenir ; le recentrage et la réappropriation du regard et du récit sur l’Afrique, auparavant confisqués et falsifiés par le colonisateur européen, resteront des apports essentiels au patrimoine politique, intellectuel et scientifique du continent. Mais la finalité de son système universel reste inaccompli.
Dans une tribune de janvier 2022, le philosophe camerounais Achille Mbembe constatait : « Deux paradoxes caractérisent les décolonisations africaines. D’une part, elles n’auront pas débouché sur la démocratie, peu importe la définition que l’on en donne. D’autre part, elles auront signé l’arrêt de mort du panafricanisme. À la place de la démocratie et du panafricanisme, elles auront ouvert la voie à une forme de colonialisme interne qui, dans certains cas, est relativement avancé tandis que dans d’autres, il reste à l’état d’ébauche. »
Dogme et héritage mal assimilé
Rares sont aujourd’hui les politologues avertis qui retiennent l’hypothèse d’une possible unité politique africaine mais Mbembe dénonce ceux, nombreux, qui récupèrent l’idée pour professer un anti-impérialisme radical et sectaire : ce néo-panafricanisme « apparaît sous des visages multiples. Pour l’essentiel, il consiste en une évocation sans fin de penseurs des générations passées, dont on psalmodie les noms à la manière d’un rosaire, mais dont on se préoccupe peu d’étudier les œuvres. Il ne s’agit guère de revisiter leurs théories à la lumière des enjeux du présent. Il ne s’agit pas non plus de produire une nouvelle pensée. Ce qui compte, c’est d’instituer un dogme au nom duquel on peut disqualifier toute dissidence. »
Le philosophe ne cite pas Diop, mais il se réfère à l’évidence à celui que l’on surnomme parfois « le pharaon » et qui est devenu une icône de l’afrocentrisme, autre vaste domaine voisin du panafricanisme qui veut restituer à l’Afrique la place centrale dans l’histoire du monde qu’il lui attribue. Et à l’extrême de ce domaine, les suprémacistes noirs se sont aussi appropriés la figure de Diop.
Interviewé par JA en juillet 2023, le sociologue sénégalais Elgas abondait dans le sens de Mbembe citant, pour sa part, la figure bruyante d’une mouvance obscure mais non sans influence sur la jeunesse africaine connectée : « L’héritage mal assimilé de ces penseurs a été capté de manière sectaire par des personnes qui n’en ont gardé que des slogans, afin d’octroyer à leurs combats le vernis ou le crédit intellectuel qui leur faisait défaut. Par effraction, elles en ont fait leurs mentors, puis des gourous intouchables. »
« Toute critique de Cheikh Anta Diop est perçue comme une attaque, poursuit le romancier. On a rétréci le territoire du débat en disqualifiant toute critique, assimilée à une intelligence avec l’ennemi. S’est ensuivi un terrain désert, propice à l’émergence de profils comme ceux de Kemi Seba. Le fond de leurs discours ne diffère pas de celui des intellectuels-icônes, mais ils assènent leurs propos avec radicalité, pour le bonheur des réseaux sociaux. »
Kémitisme et pyramides électrifiées
Comme son alias l’indique, le militant franco-béninois Kemi Seba, qui prêche la supériorité de la race noire, se réclame du kémitisme, une spiritualité inspirée des anciens cultes de l’Égypte pharaonique et dont on doit la révélation contemporaine à Cheikh Anta Diop, qui avait souligné que les anciens Égyptiens, « nègres » selon ses conclusions, se nommaient souvent Kemt, qu’il fait dériver de l’adjectif kem, « noir ».
Un numéro remarqué de ce « chauvinisme racial à peine déguisé » a été offert par le rappeur français Gims sur YouTube en mars 2023, quand il a été extrapoler dans le domaine des Marvels la théorie égyptienne de Diop : « L’Afrique, c’est Wakanda, bordel ! À l’époque de l’empire de Koush, il y avait de l’électricité, les pyramides qu’on voit là, au sommet il y a de l’or, l’or c’est le meilleur conducteur pour l’électricité. C’était des foutues antennes, les gens avaient l’électricité […]. La science, que [les Égyptiens] avaient, dépasse l’entendement et les historiens le savent. »
Face aux médias français qui s’étaient, un peu facilement, emparés de la perle, Kemi Seba avait acrimonieusement défendu son « petit frère », leur recommandant : « Ne venez pas faire les fous sur des sujets que vous ne maîtrisez pas. »
Diop par lui-même
Cet épisode caricatural ne doit pas être considéré avec frivolité, à constater sur internet le nombre de pages consacrées au culte kémite, aussi appelé Voie de Maât, du nom de la déesse égyptienne de l’harmonie cosmique. Dans ce cercle, Cheikh Anta Diop apparaît étrangement en refondateur de religion, en réparateur de la foi originelle, mère de tous les savoirs par l’Égypte pharaonique noire et seule foi authentique. La doctrine ne séduit pas que des illuminés : docteur en philosophie de l’université de Strasbourg et en égyptologie de l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar, Yoporeka Somet a ainsi fait de l’étude de la Maât un pôle de ses recherches diopiennes.
Or, s’il n’est jamais apparu que Cheikh Anta Diop ait dévié de la voie mouride dans laquelle il était né, plusieurs de ses écrits et déclarations ont pu mettre ses admirateurs sur cette voie de Maât. À l’occasion du centenaire de la naissance du savant, le philosophe Khadim Ndiaye, historien et spécialiste de Diop, a publié Cheikh Anta Diop par lui-même (Afrikana, 2023, 350 pages, 20 euros), une compilation classée par thèmes de ses écrits et paroles, indispensable à qui veut se pencher sur sa pensée foisonnante.
Église à hiéroglyphes
Au chapitre religion, on peut ainsi lire parmi une demi-douzaine de textes développant cette idée : « La pensée religieuse est née en Afrique noire, ce sont des Noirs, comme vous et moi qui ont dit les premiers que Dieu était un, qui ont créé le paradis et l’enfer, qui ont inventé l’immortalité de l’âme au niveau de la cosmogonie égyptienne, et ce, 2000 ans avant la naissance du judaïsme. » Cependant, cette considération n’est pas la proclamation d’une foi de celui qui déclarait aussi : « La religion est une affaire personnelle. Si elle est sincèrement vécue, elle n’a pas à être démontrée sur la place publique. »
Elle est la conclusion d’un historien, d’un scientifique qui cherche en toutes matières à remonter la généalogie des phénomènes, à en découvrir les origines cachées pour mieux comprendre leurs manifestations et leurs destinations. Rattacher les trois monothéismes levantins à des influences égyptiennes est aussi scientifiquement pertinent que cohérent avec son projet global. Mais on ne lui connaît pas d’écrits mystiques ou théologiques et l’homme de laboratoire et d’équations serait sans doute abasourdi de se découvrir en néo-prophète d’une Église à hiéroglyphes.
Panafricanisme et afrocentrisme
Il serait encore davantage consterné de lire que, s’appuyant sur les renvois d’un Kemi Seba à son œuvre et à son recours aux critères racialistes qui étaient alors une norme académique, on puisse le définir comme un idéologue raciste, comme tente de le montrer sur son blog le militant communiste français Marc Harpon, dans un long article intitulé Une des sources de Kemi Seba : Cheikh Anta Diop, un crypto-fasciste méconnu. Dans son projet universaliste, Diop a produit une somme encyclopédique dont le souci de précision, l’approche multidisciplinaire et le sens révolutionnaire ont fini par se retourner contre la clarté de sa pensée.
Au fil de ses pages, chacun peut trouver ce qui servira ses convictions dans les spectres très large du panafricanisme et de l’afrocentrisme et ignorer prudemment ce qui pourrait le contredire. Au sein même de l’orthodoxie diopienne, les gardiens du temple peuvent s’empoigner sur des interprétations ou des jugements sur le maître, comme lors de la passe d’arme éditoriale, en 2019; entre l’écrivain sénégalais Boubacar Boris Diop et son compatriote philosophe Souleymane Bachir Diagne, le premier reprochant au second d’avoir été irrespectueux du personnage et de sa pensée dans un article dont le titre fait écho à l’aura démiurgique du savant : Dans l’antre de l’alchimiste.
Penseur fétichisé
« J’ai l’impression que Cheikh Anta Diop, qui aurait dû être une étape de la vie intellectuelle africaine, est devenu un dogme, un penseur quasi fétichisé par ses adeptes au point qu’il engendre moins de démarches intellectuelles à la hauteur de sa pensée que de militantisme, de récupérations en tout genre pour la revendication d’une fierté anachronique qui ne correspond pas à son message. Mais que l’on soit diopiste ou non, on n’échappe pas à sa pensée, elle est incontournable. Il nous hante », conclut le Togolais Sami Tchak.
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Cheikh Anta Diop, un héritage africain
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