Arrestation de Zied El-Heni : l’année commence mal pour la presse en Tunisie

Arrêté pour avoir tenu à la radio des propos jugés insultants envers la ministre du Commerce, le journaliste se trouve englué dans une procédure judiciaire floue, dénoncée par ses avocats. Ces derniers voient dans cette affaire un nouveau signe de l’affaiblissement général des contre-pouvoirs en Tunisie.

Zied El-Heni restera en détention jusqu’à son audition, le 10 janvier 2024.

Zied El-Heni restera en détention jusqu’à son audition, le 10 janvier 2024.

Publié le 3 janvier 2024 Lecture : 6 minutes.

En guise de vœux, le 1er janvier, les autorités tunisiennes ont renvoyé une image embarrassante : celle des mains menottées d’un journaliste esquissant un au revoir depuis le véhicule qui le conduit en prison, et du poignant « Papa » lancé par l’une de ses filles, impuissante à le retenir. L’arrestation de Zied El-Heni, 59 ans, a clos l’année 2023 et entamé 2024 sous le signe d’une justice qui a fait montre d’une célérité dont elle a le secret puisqu’elle a travaillé le dimanche 31 et le 1er janvier pour écrouer non pas un dangereux criminel, mais un journaliste.

Son crime a été de s’insurger, lors de la matinale du 28 décembre sur la radio IFM, contre l’inaction de la ministre du Commerce, Kalthoum Ben Rejeb, qui a refusé d’inclure dans la distribution des quotas de farine un projet de boulangerie qui avait eu l’aval de toutes les autorités locales et régionales de Siliana. L’homme de presse évoquait notamment la situation à Sidi Hamada, soulignant que le projet répondait aux besoins locaux, en créant des emplois et surtout en assurant une distribution régulière de pain dans cette région du nord-ouest du pays.

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En direct, Zied El-Heni, dont les chroniques régulières sont très suivies, s’enflamme à son accoutumée. Figure connue du journalisme, qu’il exerce depuis trente ans, l’homme, originaire de Siliana, a une personnalité éclectique et aligne des diplômes en droit, en journalisme et en mathématiques obtenus en Irak et en Tunisie. Il doit sa forte personnalité également à son père, l’avocat Abderrahmane El-Heni, figure de l’opposition à Ben Ali, qui a connu la prison et s’est présenté par deux fois à la présidentielle contre lui. Clairement, Zied, qui a été directeur du quotidien Essahafa et maire de Carthage en 2011, dérange. Depuis plusieurs mois, il était régulièrement convoqué pour être entendu sur ses déclarations ou ses posts. « Zied n’est pas un ange mais là c’était une forme d’acharnement sachant qu’il a des soucis de santé », confie un de ses amis avocat.

Comme au temps de Ben Ali

En racontant l’histoire du projet de boulangerie, le journaliste ne fait pas dans l’anecdote : il dénonce la paralysie de la prise de décision qui affecte la Tunisie et l’explique par une hypercentralisation du pouvoir. Et lâche, en fin d’intervention, à propos de la ministre : « Si elle n’est pas à la hauteur, qu’il [le président de la République] change cette casi. » L’usage de ce terme du dialecte tunisien est loin d’être anodin. Inspiré du mot « caso » (« cas » en italien), il a été intégré, sans pour autant être argotique, au langage courant pour signifier un agacement face à une personne qui déçoit notamment par son inertie. La connotation est donc peu flatteuse, le terme équivalant plus ou moins à « empoté » en français. Rien d’insultant, mais l’expression peut-être perçue comme vexatoire. La principale concernée n’a ni réagi ni porté plainte contre Zied El-Heni, mais le ministère public a pris l’initiative de lancer des poursuites à son encontre.

Convoqué dès l’après-midi du 28 décembre par la 5e brigade de la Garde nationale de la caserne d’El Aouina, le journaliste est mis en garde à vue à la suite de son audition. En quelques mois, ce sera la quatrième fois qu’il doit s’expliquer pour des propos tenus sur l’antenne ou dans un post sur les réseaux sociaux, mais jusqu’à présent rien n’avait été retenu contre lui. Cette fois, la justice a voulu sévir et aurait selon certains observateurs employé des moyens abondamment utilisés sous Ben Ali. « On arrêtait très souvent les opposants pour des délits ou des accusations montés de toutes pièces, le vendredi ou les veilles de fêtes. Même s’il n’était pas possible des les inculper, ils étaient sûrs de passer au moins le week-end en prison, voire plus s’ils n’étaient pas présentés à un juge le lundi. »

Zied El-Heni a comparu conformément au décret 54 que craignent tous les opérateurs de médias puisqu’il prévoit, au prétexte de lutter contre la cybercriminalité, jusqu’à cinq ans de prison pour des délits tels que « la diffusion de fausses nouvelles, de données trompeuses ou des rumeurs dans le but de nuire aux droits d’autrui, de compromettre la sécurité publique ou nationale, ou de semer la terreur parmi la population ». Il concerne également « l’utilisation des systèmes d’information pour diffuser de “fausses informations”, des  documents falsifiés, diffamer autrui, porter atteinte à leur réputation, leur causer des préjudices financiers ou moraux, inciter à des agressions ou encourager la haine ». Et prévoit des peines « doublées » quand la victime est « un agent public ou assimilé ».

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Finalement le décret 54 ne sera pas appliqué, Zied ayant commis un délit et non un crime. En toute logique, si un motif suffisamment sérieux pour justifier une comparution avait pu être trouvé, il aurait en fait dû relever du décret 115 relatif à la liberté de la presse qui régit depuis 2011 la profession de journaliste. Mais ce deuxième texte n’aurait pas non plus permis de le poursuivre dans une affaire aussi légère. Qu’à cela ne tienne, le parquet avait toujours en réserve l’article 86 du Code des télécommunications qui punit « d’un emprisonnement de un an à deux ans et d’une amende de cent à mille dinars quiconque sciemment nuit aux tiers ou perturbe leur quiétude à travers les réseaux publics des télécommunications ». C’est d’ailleurs l’ultime moyen juridique qu’a avancé la justice avant d’écrouer le célèbre chroniqueur d’IFM. Sans aller toutefois jusqu’à convoquer ni Borhane Bsaïes, le conducteur de l’émission, ni son représentant légal.

Flou juridique

Et depuis l’arrestation, les polémiques et les contradictions continuent. Le juge Omar Oueslati précise sur les réseaux sociaux que « l’action revient à la personne lésée par diffamation ou le dénigrement et non au ministère public, conformément à l’arrêt de cassation n° 31028-2022 relatif aux crimes sur les réseaux sociaux et le droit de l’exercice de l’action publique qui se réfère aux dispositions du décret 115 ». La confusion s’installe. En cas de délit, une garde à vue ne peut être prolongée au-delà des soixante-douze heures. Or, la durée de celle à laquelle a été soumis Zied El-Heni correspond aux crimes prévus par le décret 54. Sans compter que l’usage, selon l’avocat du journaliste, Me Ayachi Hammami, veut que « quand on émet un mandat de dépôt, on fixe la date la plus proche pour l’audition, soit le 3 janvier ». Celle de Zied a été fixée au 10 janvier.

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De toute évidence, le tout est sujet à appréciation, mais le tollé provoqué par l’arrestation d’El-Heni dit combien l’opinion est peu disposée à voir se développer une affaire « qui serait une dépense de fonds publics inutile. Zied a énoncé ce que tous pensent tout bas dans la manière dont l’administration gère les dossiers et l’absence de prise de décision, même quand un privé entame un projet d’utilité publique », déplore un ancien syndicaliste qui constate que le champ des libertés se rétrécit. Le président Kaïs Saïed a souvent souligné que la liberté d’expression devait être précédée de la liberté de penser. Zied El-Heni le prend au pied de la lettre. Sur un bout de papier, il a griffonné depuis sa geôle un message de résistance : « Les bourreaux n’ont pas compris que la prison est un foyer de dignité du moment que les demeures de l’honneur sont devenues celles de l’avilissement et de la honte. »

Conséquence de ces approximations et de ces polémiques : en quelques jours, l’affaire de Kalthoum Ben Rejeb s’est transformée en affaire Zied El-Heni. Elle résonne étrangement à la lumière de ce qu’affirmait Amine Ghali, directeur du centre Kawakibi pour la transition démocratique, dans une interview à Jeune Afrique en décembre 2023 : « De 2021 jusqu’à aujourd’hui, l’État s’est attaqué aux partis politiques, à l’indépendance de la justice, aux syndicats, aux médias avec le décret 54 et ce n’est pas fini : les médias seront les prochains sur la liste après les associations. » Il n’imaginait sans doute pas que les événements allaient s’enchaîner. En parallèle à l’affaire de Zied El-Heni, les médias ont en effet appris que les salariés de la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuelle (Haica) ne seraient plus rémunérés. Une manière d’en finir avec le gendarme de l’audiovisuel, seule instance constitutionnelle qui avait survécu jusqu’à présent au changement de régime de 2022.

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