Élections locales en Tunisie : les premiers enseignements
Comme lors des législatives de la fin 2022, le taux de participation a été extrêmement bas lors du premier tour des élections locales du 24 décembre. Plus qu’un rejet de la politique du président Kaïs Saïed, certains croient y voir une résignation, mais aussi du désarroi face à un projet jugé de plus en plus illisible.
Le 24 décembre 2023, les Tunisiens étaient appelés aux urnes pour des élections locales, première étape d’un processus complexe qui doit mettre en place, au printemps 2024, le Conseil des régions et districts qui fera office de seconde chambre avec pour mission principale le développement local. La date se voulait symbolique, elle correspondait au décès de Mohamed Laameri, premier martyr de la révolution tombé à Bouzayane (centre). Ce premier tour a permis d’élire 1 348 candidats sur les 2 434 membres qui composent les 279 conseils locaux prévus par le dernier découpage territorial. Un second tour, en février 2024, pourvoira aux sièges vacants.
En attendant, les chiffres de la participation à ce scrutin sont éloquents. Ils confirment la tendance baissière amorcée sur les élections et les consultations organisées depuis 2021. Comme lors des législatives de 2021-2022, le taux de participation de 11,88 % est l’un des plus bas jamais enregistré dans les annales électorales mondiales. Certains y voient un effet de l’appel au boycott lancé par des opposants mais il s’agit d’abord d’un désintérêt massif des Tunisiens pour la chose politique. « À chaque élection, on attend des changements qui ne viennent pas ; petit à petit la confiance s’est effritée », résume un interne des hôpitaux.
Abstention massive
Rien de nouveau, comme le confirment les statistiques sur la fréquentation des bureaux de vote. Sur un corps électoral de 9 080 987 électeurs, 1 074 880 ont voté dont 32,37 % de femmes et 19,51 % de moins de 35 ans. Les deux populations que les élections, quelles qu’elles soient, n’arrivent pas à séduire. Il faut dire aussi que les Tunisiens semblent historiquement récalcitrants face à la chose électorale : même dans l’effervescence de la révolution de 2011, moment majeur qui aurait dû être mobilisateur, seuls 52 % des électeurs s’étaient rendus aux urnes alors que l’une des exigences citoyennes était la participation à la vie politique.
« De quelles élections parle-t-on ? Pour qui voulez-vous que je vote ? Pour un conseil censé représenter tous les Tunisiens, dont on ne connaît ni les candidats, ni le programme – qu’ils ne pourront pas appliquer –, ni le bord politique », remarque un chauffeur au chômage qui estime que ce scrutin est un non-événement et que l’argent public a été dépensé inutilement. À une campagne atone, où l’Instance supérieure indépendante des élections (Isie) a tenu à gérer et contrôler, en plus de la machine électorale, toute la communication sans en avoir l’expérience s’ajoute la mise à l’écart des partis qui auraient pu insuffler une autre dynamique et servir de courroies de transmission pour préciser le projet.
Défiance et déceptions
Selon Aymen Boughattas, membre de l’Isie, la réticence des électeurs « est liée à un sentiment de déception et de manque de confiance à l’égard des programmes électoraux proposés et des fausses promesses ». Quant au président Kaïs Saïed, il en conclut qu’« il va falloir encore un peu de temps pour que le peuple fasse à nouveau confiance aux personnes qui les représentent ». Mais des années de déceptions politiques et d’attentes insatisfaites ne devraient plus être un argument puisque le nouveau projet politique que les Tunisiens, par différents scrutins, sont invités à approuver, marque une rupture totale avec les systèmes précédents.
Un observateur sur les bureaux de vote rapporte que « près de 40 % des votants sont ceux qui votent à chaque scrutin et qui attribuent systématiquement leurs voix aux représentants du pouvoir, ils votent pour l’État alors que certains abstentionnistes considèrent qu’il n’est pas nécessaire de voter puisque la continuité de l’État est acquise. Les autres, pour cette élection, sont le socle de fidèles à Kaïs Saïed, plus ou moins les 600 000 qui l’avaient choisi au premier tour de la présidentielle de 2019 ». Finalement les citoyens tunisiens préfèrent bouder les urnes plutôt que de voter blanc.
N’empêche, les jeunes qui ont soutenu le candidat Kaïs Saïed en 2019 auraient dû s’exprimer puisque le Conseil des régions et district est un élément du système de gouvernance par la base, au cœur du projet rénovateur du président. Sur les ondes de Mosaïque FM, le sociologue Maher Hanin estime que « les électeurs dissocient la personne du projet. Kaïs Saïed convainc mais ses propositions moins ». Une situation paradoxale mais un atout pour le président qui, très probablement, briguera un autre mandat en 2024. Mais il lui faudra sans doute être plus explicite quant à son projet jugé trop complexe.
« La difficulté n’est pas que l’ensemble soit sophistiqué et compliqué à appréhender. Les citoyens n’y adhérent pas, ils n’y trouvent pas un écho à leurs aspirations », explique Mourad, un quadragénaire qui s’est abstenu faute d’être convaincu de l’utilité de la démarche électorale. Nombreux sont ceux qui, comme lui, adoptent une position d’attentisme en l’absence de résultats concrets sur les deux dernières années.
Un projet jugé obscur
Ce n’est pas tant la baisse de ses revenus qui interpelle ce commerçant, mais les problèmes que vivent ses parents au quotidien. « Je veux bien adhérer à la solidarité nationale, mais quand je vois des anciens, qui ont travaillé pour le pays, faire la queue pour du pain ou du lait et ne pas trouver certains médicaments, cela m’est intolérable et je me demande dans quelle aventure s’est lancée la Tunisie ». Puis il se reprend, « le moral est au plus bas mais il faut continuer à y croire, j’ai confiance en Kaïs Saïed, il est sincère, mais il doit expliquer clairement tout son projet ».
Des institutions faibles profitent à la popularité du chef de l’État, au point que l’abstention peut être interprétée comme une délégation donnée au président qui est le concepteur de ce système politique. Les citoyens semblent s’éloigner de l’idée d’une démocratie participative, estiment que les institutions n’ont d’intérêt qu’en fonction de ce que l’on en fait et qu’il est plus sûr de miser sur le pouvoir d’un seul, d’autant que la constitution confère à Kaïs Saïed un pouvoir fort et incontestable. Mais certains alertent : « Un projet personnel ne peut être pérenne s’il ne recueille pas d’adhésion. »
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