En Tunisie, Kaïs Saïed va-t-il vraiment durcir le mécanisme de conciliation pénale ?
Promesse de campagne du président, ce dispositif qui vise à récupérer les biens acquis illégalement au détriment du pays tarde à porter ses fruits. De nouveaux amendements au texte qui l’organise sont donc prévus. Analyse de l’avocat et ancien magistrat Ahmed Souab.
Moraliser la vie publique, récupérer les richesses indûment acquises et les réinjecter dans la vie du pays – et accessoirement dans les caisses de l’État –, c’est tout l’objet du dispositif de « conciliation pénale » que le président Kaïs Saïed évoque depuis 2012 et dont il avait fait, avec la justice sociale, un élément majeur de campagne électorale de 2019.
Mais ces derniers mois, le dispositif patine et le président ne cache ni sa déception ni son dépit face à l’échec de la commission chargée de le mettre en œuvre. Depuis septembre, 2023, il paraissait clair qu’il allait reprendre les choses en main. À l’époque, il avait prévenu les contrevenants renâclant à se soumettre au dispositif qu’ils seraient « passibles de poursuites judiciaires. Les délais des recours sont tous épuisés. Nous n’avons plus besoin de rapports et d’expertises, nous avons tout ce qu’il faut comme preuves ». Et avait lancé : « Qu’ils rendent l’argent, plus les 10 %, sinon point de conciliation. »
Pour beaucoup, le mécanisme alimente aussi un climat de suspicion et contribue à diaboliser les « riches ». « Avant de pouvoir redistribuer quoi que ce soit, il faudrait créer de la richesse, mettre à disposition les outils pour, l’écosystème qui va avec et rendre réelle l’égalité des chances », s’agace ainsi un chef d’entreprise qui songe dans l’immédiat à ralentir son activité et dit envisager de quitter le pays.
C’est dans ce contexte tendu que des amendements ont été apportés au décret-loi n° 13 qui organise le dispositif de conciliation pénale. Le texte a été transmis par la présidence à l’Assemblée qui va l’examiner et le présenter pour adoption en plénière. L’avocat et ancien juge administratif Ahmed Souab décrypte les modifications apportées, les refontes et la restructuration d’un projet suivi de très près par le président de la République.
Jeune Afrique : Que se passe-t-il actuellement autour de la conciliation pénale ?
Ahmed Souab : Pour l’instant, la commission peut être considérée comme gelée. Depuis novembre 2022, elle a montré des défaillances prévisibles qui en ont fait un projet avorté. Les amendements introduits pour endiguer les dysfonctionnements concernent quinze articles, dont treize totalement remaniés, sur les cinquante que comporte l’ancien texte. Pour être conforme à la constitution, un décret-loi ne peut être remplacé que par une loi dont le texte doit être soumis au parlement pour examen par la commission de la législation, puis adopté en plénière. Même si les élus apportent des modifications à la proposition soumise par le président, ce ne sera qu’un léger toilettage sans conséquences. L’essentiel sera préservé. Il faut préciser que, contrairement à ce qui se dit, la commission de conciliation nationale a toujours été rattachée à la présidence. Le recours aux données fournies par la Commission tunisienne des analyses financières [CTAF] n’est pas nouveau : il était déjà prévu implicitement dans l’article 23 qui mentionne les institutions financières comme sources d’information.
Quels sont les changements substantiels ?
La durée de mission des membres et des travaux de la commission ne sera plus déterminée par la loi et sera uniquement du ressort du président de la République. La Commission nationale perd de ses prérogatives, elle a été expurgée de tout pouvoir décisionnel. Sa mission est de documenter, traiter, préparer les dossiers, mener les négociations avec les personnes concernées et transmettre le dossier au Conseil national de sécurité [CNS] avec des propositions pécuniaires. La commission n’a plus pouvoir de signature et de suivi des accords de la conciliation pénale, celui-ci sera assuré par le contentieux de l’État. En fait la commission agit comme un juge d’instruction ou un conseil de discipline dans la fonction publique.
Quel est alors le rôle du Conseil national de sécurité ?
Le Conseil national de sécurité – composé du président du parlement, du chef du gouvernement, des ministres de l’Intérieur, des Finances, de la Justice, des Affaires étrangères et de la Défense et du chef du Centre national du renseignement – a désormais le pouvoir décisionnel. Le Conseil, peut refuser les propositions financières soumises par la commission, les accepter ou les revoir, mais uniquement à la hausse. Dans le premier décret-loi, 20 % des fonds allaient aux entreprises communautaires et les 80 % restants étaient destinés à des projets locaux dans les zones déshéritées. Désormais ils peuvent être employés, totalement ou partiellement, à financer des projets nationaux identifiés par le CNS.
Quel impact sur les personnes concernées ?
Les concernés n’auront que le choix entre la prison et le paiement d’une rançon. Un demandeur qui se soustrait à l’exécution de l’accord et qui serait en fuite à l’étranger s’expose à une confiscation de ses biens, de ceux de son épouse, de ceux de ses ascendants et descendants. Une punition collective, injustifiée socialement et juridiquement, qui va créer des drames familiaux. Prenez un fonctionnaire qui mène une vie rangée et est propriétaire de son logis. Son frère, avec lequel il a rompu depuis des années, s’est enrichi illicitement et est poursuivi dans le cadre de la conciliation pénale ; il s’enfuit à l’étranger. Et notre fonctionnaire sera privé de l’appartement dont il paye encore le crédit. Cette injustice va impacter profondément la société. Pourtant un principe coranique qui fait jurisprudence assure que « personne ne peut-être poursuivi pour ce qu’il n’a pas commis ».
Comment s’organise la Commission elle-même ?
On constate une centralisation de toutes les institutions concernées par la conciliation pénale. Le pouvoir juridictionnel est réduit avec la mise à l’écart du contrôle juridique et financier de la Cour des comptes. La Commission compte trois magistrats : administratif, financier, judiciaire. L’affaiblissement de la Commission entraîne celui des magistrats dans cette instance, pour preuve la signature de l’accord qui incombait à un magistrat revient maintenant au chargé du contentieux de l’État. Autre élément qui marque ce recul : le ministre de la Justice peut remplacer tous les juges cités dans le texte, notamment l’avocat général, auprès des cours d’appel et celui de la Cour de cassation. Le politique remplace ainsi les magistrats. Par ailleurs, les juges de la Commission sont désignés pour une durée indéterminée, sans que le Conseil supérieur de la magistrature en soit avisé, alors que son avis est obligatoire pour tout mouvement dans la carrière d’un magistrat. La justice est sans réaction et vit encore au temps des films muets.
Cette proposition de loi ne va-t-elle pas trop loin ?
Ce texte permet des extensions et peut concerner, au titre de la conciliation pénale, les personnes qui ont participé à la privatisation, la cession ou l’acquisition d’entreprises publiques. Cela va plus loin que les premiers objectifs de récupération de biens spoliés ou de dédommagements à la suite de malversations ou en cas de corruption. En outre, les obstacles majeurs n’ont pas été éliminés, notamment les délais impossibles : sept jours pour que les administrations envoient les documents demandés, vingt jours pour le rapport de l’expert, quatre mois pour délibérer sur le dossier. Le système s’emballe et devient déraisonnable et absurde quand il ajoute, à la restitution du dû principal, l’inflation annuelle et une pénalité de 10 % par an. Cela devient irréel.
Quel sera l’impact de cette nouvelle manœuvre ?
Elle va aboutir à une multiplication des arrestations pour garantir l’exécution du texte. Cela rappelle la méthode de Mohamed Ben Salmane, prince héritier d’Arabie saoudite, qui pour faire pression sur des hommes d’affaires les a enfermés au Ritz. En Tunisie on les conduit à la prison de la Mornaguia. Le sentiment d’injustice va prévaloir. Les Tunisiens citent souvent le sociologue Ibn Khaldoun qui évoquait « l’injustice comme une main étendue sans limites et qui ne rencontre pas de contre-pouvoirs ». Les probabilités d’un échec sont sérieuses, mais il est surtout à craindre que la Tunisie ne s’embrase, comme une feuille maculée d’huile.
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