Le jour où la voix d’Oum Kalthoum s’est éteinte

Quand la diva égyptienne, adulée dans tout le monde musulman, poussa son dernier soupir, le 3 février 1975, JA lui consacra tout un dossier. Voici l’un de ces articles, signé Radhia Hanachi.

Au Musée Oum-Kalthoum, au Caire, en septembre 2022. © Mohamed Abdel Hamid/Anadolu Agency via AFP

Au Musée Oum-Kalthoum, au Caire, en septembre 2022. © Mohamed Abdel Hamid/Anadolu Agency via AFP

Publié le 3 février 2024 Lecture : 6 minutes.

Aucune chanteuse, dans toute l’histoire de la musique arabe, n’a connu une carrière aussi prestigieuse que celle d’Oum Kalthoum, objet d’un véritable culte, adulée depuis plus de cinquante ans, aussi bien du peuple que de la haute société dans le monde musulman tout entier. Son extraordinaire succès, loin de pâlir avec les ans, atteignait son apogée à la fin de sa vie.

Le Caire des années 1920. L’heure est au divertissement. Dans la capitale intellectuelle et artistique du monde arabe, l’épicurisme règne dans une ambiance d’intense activité artistique. C’est la grande époque du « théâtre chantant » égyptien, avec Sayed Darwich après Salama Hegazi. Plusieurs troupes rivalisent de gloire. Las ! c’est le chant du cygne.

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Paroles grivoises

Les cabarets fleurissent dans les rues du Caire. Une autre musique jouit d’une vogue insensée : la chanson de cabaret, genre frivole où la futilité le dispute à la médiocrité et dont les paroles franchement grivoises avaient soulevé l’indignation des gens de religion. Partout ailleurs dans le monde arabe, la musique, par inculture des professionnels et absence d’un enseignement adéquat, ressassait les formes désuètes vidées de leur substance. La musique arabe dépérissait.

En 1921, une grande famille bourgeoise cairote fait venir la troupe de Cheikh Ibrahim pour un mariage. Cheikh Ibrahim est célèbre dans son village, Tamaï Ezzahaïra, dans tous les villages alentour et même à Zagazig, chef-lieu de la Mouridieh. On l’appelle pour animer une fête ou une cérémonie religieuse. Il chante accompagné de sa bitana (chœur a cappella) et de son fils, Khaled. Mais la troupe est surtout réputée pour la voix splendide de la fille du chanteur, une brune adolescente d’environ 14 ans. Profondément religieux et conservateur, Cheikh Ibrahim, dont la femme (tout le monde le sait dans son village) descend du Prophète, a fait apprendre à sa fille le Coran entier par cœur. Il refuse de donner des concerts dans les lieux où l’on consomme de l’alcool. Il interdit à la jeune fille de chanter ya lil (vocalise improvisée de caractère langoureux) et limite son répertoire aux chants mystiques et à la kissa, ou apologie du Prophète.

Chants religieux

Ce soir-là, Oum Kalthoum (car c’est elle la fille de Cheikh Ibrahim) allait produire sur son auditoire, qui comptait plusieurs personnalités du monde artistique, une impression si forte que, séance tenante, un organisateur de spectacles la sollicitait pour son premier concert public. Ainsi commençait pour la jeune villageoise la plus prodigieuse de toutes les carrières. C’est un fait – et il n’y a là rien de paradoxal –, les époques de relâchement des mœurs sont aussi celles des plus grandes vocations mystiques. Les chants religieux par lesquels Oum Kalthoum a commencé sa carrière artistique et dont son répertoire ne devait plus jamais se dépouiller exprimaient une tendance ascétique, forme de réaction contre l’ambiance libertine qui régnait à l’époque.

En 1923, Oum Kalthoum s’installe définitivement au Caire et, en quelques années, devient non seulement la plus grande chanteuse du monde arabe, mais aussi l’une des femmes les plus élégantes, les plus cultivées et les plus spirituelles de la capitale. Son compositeur et professeur, c’est le grand Aboul al-Hila Mohamed. Le poète Ahmed Rami, qui devait lui vouer toute sa vie une admiration et une amitié sans bornes, abandonne la langue littéraire pour écrire à son intention des chansons dans une langue simplifiée pouvant se prêter au chant. Pour former son orchestre, elle choisit les meilleurs exécutants, le complète avec deux nouveaux instruments, le nay (flûte arabe) et le violoncelle, et augmente le nombre de violons. Ses compositeurs comptent parmi les grands noms de l’époque : Mohamed Kassabgi, Zakaria Ahmed, et un nouveau talent à qui elle a donné sa chance et qui finit par se tailler la part du lion dans son répertoire : Riâd Sounbâti.

Quand Oum Kalthoum chante, chaque Arabe croit entendre chanter sa propre vie

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Le compositeur oriental, à l’inverse de l’occidental, compose ses œuvres pour un interprète déterminé, en tenant compte de son registre vocal, de ses possibilités et de ses faiblesses, des modes adaptés à son tempérament et à son timbre. Oum Kalthoum ne peut être considérée comme une chanteuse normale. Sa voix d’une vigueur phénoménale et d’une intense beauté embrasse toute la tessiture du luth, c’est-à-dire toute la gamme orientale. Composant pour elle – pour ce qu’elle attend aussi de la composition –, il était loisible à un artiste de donner libre cours à son inspiration. Elle-même ne se fait pas faute, souvent, d’exiger des modifications, des rectifications ou même des suppressions dans les airs qu’on lui présente. C’est ainsi qu’à côté des qacida (poèmes littéraires) des grands poètes arabes anciens comme Ibn al-Faredh et Abou Firâs al-Hamdâni, ou contemporains comme Ahmed Chawki, Ibrahim Nagi et le prince saoudien Abdallah al-Fayçal, il y eut la chanson « kalthounienne » écrite en dialecte égyptien « épuré » par ses deux paroliers préférés, Ahmed Rami et Beiram Tounsi.

États extatiques et quasi voluptueux

C’est en 1937, quand Radio Le Caire commença à organiser pour elle des récitals publics mensuels diffusés par les ondes dans tout le monde arabe, qu’Oum Kalthoum s’est adonnée aux longues chansons de scène qui durent plus d’une heure et devaient caractériser son style. Dans le monde arabe, on ne sortait pas les soirs de ses récitals. Groupés autour de l’appareil de radio, tous les Arabes, vibrant d’une même émotion, communiaient dans le même élan de sensibilité.

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La chanson kalthounienne décrit l’amour. C’est une longue tirade narrative dont toute la beauté est concentrée dans le refrain, leitmotiv qui revient insistant après chaque couplet et provoque chez l’auditeur des états extatiques et quasi voluptueux. Quand Oum Kalthoum chante, chaque Arabe croit entendre chanter sa propre vie car elle exprime ce qui est tu, ce qu’on ne sait pas ou qu’on n’ose pas dire. Il y a quelques années, les voix irritées de quelques journalistes – et non des plus obscurs – se sont élevées pour dénoncer les effets « narcotiques » d’une telle musique. Ils n’ont pas tardé à abandonner la partie : le monde arabe avait « besoin » d’Oum Kalthoum car elle seule savait exprimer son âme.

Un tube avec Abdel Wahab

Vers les années 1960, Oum Kalthoum, dont un autre aspect du génie consiste à savoir se renouveler tout en restant elle-même, insuffla un sang nouveau à son répertoire avec des chansons mises en musique par les compositeurs les plus doués de la nouvelle génération : Mohamed Moughi, Kamel Taouil et Baligh Hamdi. Ces dispositions encouragèrent ses amis intellectuels et journalistes à la presser d’accepter ce qu’ils la suppliaient de faire depuis des années : chanter pour Abdel Wahab. Les deux monstres sacrés du chant arabe s’admiraient mutuellement mais, impressionnés l’un par l’autre, avaient toujours refusé de collaborer. Une véritable campagne de presse les décida. La première chanson qu’Abdel Wahab composa pour Oum Kalthoum, « Enta Omri », en 1963, fut un tube retentissant. Cette collaboration, qui est une des péripéties les plus heureuses de la carrière d’Oum Kalthoum, a enrichi son répertoire de ses chansons les plus intéressantes et les plus originales.

La retraite d’Oum Kalthoum, en 1974, a provoqué et semé le désarroi dans le monde musical. Aucune des voix féminines existantes n’est en effet capable d’occuper le vide qu’elle laisse dans le domaine du chant classique. Mais, sans doute, les formes mélodiques qu’elle a su élever jusqu’à leur plus parfaite expression sont-elles épuisées et la musique arabe – provisoirement dans une impasse – cherche-elle une nouvelle voie.

La chanteuse Oum Kalthoum, à l'Olympia, à Paris, le 14 novembre 1967. © AFP

La chanteuse Oum Kalthoum, à l'Olympia, à Paris, le 14 novembre 1967. © AFP

Quelques bémols

L’apport d’Oum Kalthoum à la musique arabe a-t-il été entièrement positif ? Il est malaisé, pour une Arabe, même mue par l’honnêteté intellectuelle, de mettre en question ce qui demeure une des gloires de la culture et de l’art arabes et musulmans. Mais on peut se demander en toute impartialité si Oum Kalthoum, qui a porté le chant arabe à son plus haut degré de perfection, n’a pas aussi intimidé, et comme obnubilé l’inspiration des nouveaux venus à la composition, et n’a pas suscité un mimétisme quelque peu sclérosant.

Car, pour les compositeurs, le style d’Oum Kalthoum était devenu le critère et la composition, pour Oum Kalthoum, le rêve et l’obsession. Quoi qu’il en soit, Oum Kalthoum est apparue à l’époque où la musique arabe, éparpillée en tendances divergentes ou stagnantes, avait besoin de reprendre force en puisant à sa source même. Pour les nouveaux compositeurs arabes, même les plus novateurs, son répertoire – qui comprend près de mille chansons et codifie toute la syntaxe du langage musical arabe, le mécanisme de l’enchaînement des modes et des modulations – demeure à bien des égards, plus qu’un monument, un enseignement.

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