Russie-Afrique : Wagner et les mercenaires de Poutine, l’enquête en BD
Nos collaborateurs Mathieu Olivier et Benjamin Roger retracent, dans une bande dessinée documentaire, « l’histoire secrète des mercenaires de Poutine », notamment sur le continent africain.
La couverture de l’album ressemble à des poupées gigognes. Au centre, petite, une tête de mort blanche trône au milieu du logotype noir de la société paramilitaire Wagner. Le logo estampille la poitrine d’un Evgueni Prigojine kaki. La silhouette menaçante de l’oligarque balafre un arrière-plan rougeoyant dominé par un visage incomplet mais reconnaissable, celui du président russe qui surplombe la fresque. La bande dessinée Wagner, l’histoire secrète des mercenaires de Poutine paraît, ce 8 février, aux éditions Les Arènes.
La décennie passée l’a démontré : dans le secteur florissant du roman graphique, le genre narratif de la bande dessinée se révèle un médium idéal pour les reportages et enquêtes journalistiques. Il permet la reconstitution réaliste de scènes qu’aucun reporter n’a pu photographier et offre ce léger décalage d’avec les contenus rébarbatifs. C’est sur cette fine ligne de crête que s’impose le travail des journalistes de Jeune Afrique Mathieu Olivier et Benjamin Roger.
Mosaïque dramaturgique
Comme les deux auteurs le signalent dans la page consacrée aux sources et aux remerciements, l’ouvrage a été « en grande partie alimenté par des enquêtes parues dans Jeune Afrique entre 2021 et 2023″. Mosaïque dramaturgique qui fait écho à l’Ukraine, à la Syrie et même aux Émirats arabes unis, ce portrait conséquent et saisissant de l’organisation paramilitaire Wagner se nourrit largement de missions journalistiques au Mali, au Burkina Faso, en Centrafrique et au Cameroun. Monumentale, l’œuvre de 176 pages est également le fruit de longues heures d’entretien avec des témoins.
La bande dessinée dépeint l’ascension des mercenaires russes, en quatre mouvements – « le laboratoire centraficain », « la percée malienne », « la folle guerre » et « nouvelle ère » –, des chapitres agrémentés d’une « ouverture », de l’interlude « danse macabre » et de l’instructive échappée historique « les chefs d’orchestres ».
À travers des personnages fameux ou romancés, échappant à une chronologie scolaire, l’album revient sur le statut informel de chiens de guerre sans médailles et souvent sans idéologie, notamment des mercenaires aux cuirs les plus tannés. Des hommes d’armes au recrutement parfois incongru, aux formations souvent succinctes et aux comportements largement « déboutonnés ». Des scènes glaçantes dépeignent la logique de prédation, de la quête de minerais par le groupe à la prise violente d’intimités par les soudards, demi-frères d’atrocité des soldats russes qu’ils croisent parfois. De case en case, entre culte du muscle et science de la propagande, Wagner tisse sa toile, jusqu’au décès de son fondateur. Un épisode récent que les auteurs ont pourtant réussi à intégrer dans le scénario.
Le scénario, justement, bénéficie de l’expérience de l’illustrateur Thierry Chavant déjà rompu à l’exercice de la BD-enquête, pour avoir co-signé notamment le remarqué Sarkozy-Khadafi, des billets et des bombes (Éditions La Revue dessinée-Delcourt). Assisté de la subtile coloriste Mathilda, le dessinateur déploie un trait digne d’un Giraud – de l’époque la plus épurée de Blueberry– au service d’un récit amarré au réel qui n’est pas sans rappeler le maître du BD-reportage, Joe Sacco. La mise en scène est virevoltante, alternant voix off omniprésente, dialogues faussement anodins et planches quasi muettes, respirations salvatrices dans le déroulé macabre de la trajectoire de Wagner.
Récit amarré au réel
Macabre ? La représentation des exactions est crue sans être ostentatoire. Si des crânes prennent feu « pleine case » en page 110, c’est un traitement totalement décoloré qui est réservé, par pudeur, à un charnier, 24 pages plus tard. Au climax de l’album, surgi d’un papier pourtant sans onomatopées graphiques, on croirait entendre le télescopage virtuel de l’explosion d’un avion, au-dessus de Koujenkino, et du crescendo d’un orchestre symphonique moscovite. Du silence assourdissant qui suit les sons étouffés, surgissent les applaudissements d’un Poutine dont on ne sait de quelle émotion ils témoignent…
Le plaisir de l’œuvre graphique nourrit la soif d’actu qui dévoile ce que l’on supposait ou ce que l’on ignorait : l’importance connue de la propagande pour le groupe paramilitaire ; le recours insoupçonné à la négociation au Soudan ; l’obsession évidente pour le pillage, via des sociétés commerciales, de la gestion de ports au secteur forestier, en passant par les spiritueux ; la réflexion progressive sur la vertu de la discrétion ou le vice de la médiatisation ; la politique suffisante et insuffisante de politiciens occidentaux…
L’enquête est riche en données chiffrées et informations datées qui constitueront des scoops pour le grand public. Publiée au plus près d’événements récents, elle n’élude pas la question de l’avenir de Wagner après la mort brutale d’Evgueni Prigojine et Dmitri Outkine. Aussi insondable que soit Vladimir Poutine, huit mots suffiront aux auteurs de l’album pour expliciter sa mécanique mentale. En une ultime planche à unique dessin. Conclusion chirurgicale comme l’est l’ensemble de cet ouvrage.
Wagner, l’histoire secrète des mercenaires de Poutine, de Mathieu Olivier, Benjamin Roger et Thierry Chavant, Les Arènes, 176 pages, 22 euros
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