En Tunisie, l’avocat Béchir Manoubi Ferchichi victime d’une chasse aux sorcières ?
L’annonce de l’arrestation de l’éminent juriste de 78 ans a frappé de stupeur tous ses confrères. Car derrière les faits reprochés, qui semblent plus que douteux, c’est la question du rapport entre le pouvoir actuel et les professionnels du droit qui est posée.
Incrédulité. C’est la première réaction qui a prévalu à l’annonce, le 5 janvier, de l’arrestation de l’avocat Béchir Manoubi Ferchichi, qui a été déféré immédiatement devant le juge d’instruction du tribunal de première instance de la Manouba, entendu pendant plusieurs heures et finalement laissé en liberté, malgré les poursuites enclenchées. Ce qui lui est reproché par l’institution ? Avoir voulu « faciliter l’évasion d’un détenu en lui donnant des armes, en plus de la détention d’une arme blanche sans permis et de la violation des décisions émises par les personnes compétentes ».
Que s’est-il vraiment passé lors de la dernière visite de Me Ferchichi audit client, détenu à la prison civile pour hommes de la Mornaguia (Tunis) ? Pour étayer les accusations, la porte-parole du tribunal de première instance de la Manouba, Sondes Nouioui, a indiqué que l’avocat avait dans son cartable des clés et des lames de rasoir. Mais de là à en conclure que le juriste de 78 ans, connu pour avoir enseigné le droit à des générations d’avocats et de magistrats, a décidé de se muer tardivement en délinquant et de faire évader un détenu…
D’autant que les faits eux-mêmes ne semblent guère concluants. Qui connaît la prison et ses procédures sait que, dès le sas d’entrée, les effets des avocats ou des visiteurs – cartables, sacs ou autres – sont passés au scanner. En cas d’anomalie, ils sont aussitôt fouillés. Les téléphones portables, quant à eux, sont déposés dans des casiers et récupérés en fin de rendez-vous. Physiquement, quand un avocat rencontre son client, celui-ci n’est pas menotté – l’idée selon laquelle Me Ferchichi avait apporté des clés dans le but de déverrouiller les menottes n’a donc pas de sens – et des caméras enregistrent tous les faits et gestes du conseil et du détenu dans le parloir.
Accusations ubuesques
Ces éléments sont bien connus de tous ceux qui ont eu l’occasion de visiter des prisonniers, d’où leur étonnement quand aux chefs d’accusation pesant sur le ténor du barreau, membre du comité de défense des prisonniers politiques. Il est vrai qu’il avait des clés sur lui, mais elles se sont révélées être celles de son cartable. Quant aux lames de rasoir, elles étaient effectivement dans le cartable, sans que personne l’ait relevé lors du passage au scanner.
Des proches de l’avocat précisent par ailleurs que ces objets ont été découverts hors de la présence de l’avocat, ce qui constitue une infraction aux règles en vigueur. Malgré cela, voici Me Ferchichi poursuivi en vertu des articles 32, 148 et 315 du code pénal et de la loi n° 33 du 12 juin 1969, qui réglementent la fourniture et le commerce des armes.
Son confrère Me Nafaa Laribi s’étonne, rappelant notamment que si l’article 148 « punit celui qui procure ou facilité l’évasion d’un détenu », il précise aussi qu’en la matière, « la tentative n’est pas punissable ». Le juriste souligne également que « les lames de rasoir ne sont pas considérées comme des armes blanches », et que cela devrait suffire à rendre les poursuites sans objet.
Autant dire que ces accusations prêteraient à sourire si elles n’étaient aussi graves. Elles ont en tout cas suffi à susciter un tollé et à provoquer un sursaut de solidarité au sein d’une profession qui s’était retranchée depuis quelques mois dans une forme de neutralité. Ou s’était, au moins en apparence, moins impliquée dans la vie politique tunisienne.
« Aujourd’hui, la situation est singulière et montre une certaine déliquescence, résume l’avocat et ancien ministre Mohamed Abbou. De mémoire d’avocat, je ne me souviens pas que sous le régime de Ben Ali on ait fouillé les avocats. Il peut y avoir des dépassements en milieu carcéral mais ils n’ont jamais été, à ma connaissance, le fait d’avocats, qui pourraient pour cela être rayés de l’Ordre. Dans le cas présent, on peut douter de tout le monde sauf de Béchir Ferchichi, une référence et un grand nom. Il est affligeant que le pouvoir politique en Tunisie en soit réduit à ça. »
Également parmi les premiers à réagir, Hatem Mziou, le bâtonnier de l’Ordre des avocats, a affirmé de son côté avoir « constaté une précipitation de la part du ministère public dans la fouille du cartable de notre confrère en son absence, alors qu’il est venu rendre visite à son client. La hâte de sa traduction devant le juge d’instruction est inacceptable et peut être interprétée comme une tentative de nuire à la profession d’avocat ».
Invité sur les ondes de Mosaïque FM, le bâtonnier a ajouté que, « en tant qu’avocats, nous nous sommes tournés vers les sages de la justice et du pouvoir pour lever cette grave injustice, non seulement envers le professeur Béchir Manoubi Ferchichi, mais aussi à l’égard de tous les militants qui luttent pour garantir les droits des justiciables ».
Une telle fermeté dans le ton est nouvelle : jusqu’à présent, l’Ordre des avocats semblait ne pas faire cas de quelques dérives qui ont conduit certains de leurs confrères en prison, pour certains depuis février 2023. L’un d’eux, Ridha Belhaj, a d’ailleurs adressé le 3 janvier une lettre aux membres de l’Ordre et au bâtonnier dans laquelle il dénonce leur silence face aux abus subis par ceux qui sont poursuivis, comme lui, dans une affaire supposée de complot contre la sûreté de l’État. Dans ce courrier, il rappelle aux responsables de l’Ordre leur « devoir de [se] conformer au respect de la mission qui [leur] a été confiée en tant que représentant de la profession d’avocat avec toute la symbolique et la signification que cela implique ».
Bourguiba, Ben Youssef, Nouira, Belaïd…
Ces propos pourraient sonner comme des arguments de circonstance, mais ils trouvent une résonance particulière en Tunisie du fait de l’histoire récente du pays. Les hommes en robe noire – Habib Bourguiba, Salah Ben Youssef, Hédi Nouira, Chokri Belaïd, pour ne citer qu’eux – ont eu un rôle de premier plan dans les affaires du pays et dans la construction de la Tunisie moderne.
« L’analyse de l’histoire de la profession depuis 1956 – date de l’indépendance – contribue à mettre en exergue l’aspect complexe et ambivalent des relations entre gouvernants et avocats, dans le cadre de rapports sociaux et politiques marqués par l’autoritarisme, écrit à ce propos le chercheur Éric Gobe. Si les premiers ont mis en œuvre des instruments de coercition et de clientélisation de la société pour exercer leur domination, les seconds ont mobilisé des ressources juridiques et un savoir-faire professionnel pour intervenir dans le champ du pouvoir ».
Une analyse qui a été confirmée depuis la révolution de 2011, les avocats ayant été parmi les premiers à descendre dans la rue, avant d’être nombreux à entrer en politique, occupant des postes à responsabilité, dont celui de député.
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