En Tunisie, que devient Abir Moussi ?

Emprisonnée depuis octobre 2023, la présidente du Parti destourien libre (PDL) ne désarme pas. Mais si les sondages en font une concurrente sérieuse pour Kaïs Saïed à la présidentielle prévue fin 2024, elle n’en encourt pas moins une lourde condamnation.

Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL) lors d’une manifestation anti-Ennahdha devant le Théâtre municipal de Tunis, le 19 juin 2021. © Chedly Ben Ibrahim/NurPhoto via AFP

Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL) lors d’une manifestation anti-Ennahdha devant le Théâtre municipal de Tunis, le 19 juin 2021. © Chedly Ben Ibrahim/NurPhoto via AFP

Publié le 10 janvier 2024 Lecture : 5 minutes.

Le 3 octobre 2023, la présidente du Parti destourien libre (PDL), Abir Moussi, est arrêtée à l’entrée du palais présidentiel, où elle réclamait aux services administratifs l’accusé de réception nécessaire au dépôt d’un recours qu’elle voulait introduire contre un décret présidentiel.

Quatre mois plus tard, la dirigeante politique la plus controversée du pays est toujours incarcérée à la prison pour femmes de La Manouba (Tunis) et plus populaire que jamais. Même ses détracteurs estiment qu’elle est victime d’une volonté politique de mise à l’écart de tous ceux qui pourraient constituer un obstacle pour le président de la République, Kaïs Saïed, à quelques mois d’une probable élection présidentielle à l’automne 2024.

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Le chef d’accusation est des plus graves : elle est poursuivie au titre de l’article 72 du code pénal, lequel ne prévoit pas moins que la peine capitale pour toute personne jugée coupable « d’attentat ayant pour but de changer la forme du gouvernement, d’inciter les gens à s’armer les uns contre les autres ou à provoquer le désordre, le meurtre ou le pillage sur le territoire tunisien ».

L’acte criminel qu’on lui impute est d’avoir filmé – et mis en ligne en temps réel – la scène où le refus de lui délivrer le document administratif qu’elle demandait lui a été signifié et dans laquelle apparaissent en arrière-plan des policiers. Il est en effet interdit en Tunisie de photographier ou de filmer des sécuritaires ou des militaires.

Mais l’acte, de toute évidence involontaire et non intentionnel – puisque sur le moment Abir Moussi était toute à son indignation –, vaut-il une accusation aussi lourde ? C’est la question que se posent les conseils de l’ancienne députée, mais également les observateurs de la scène politique. D’autant que le comité de défense d’Abir Moussi a annoncé que la troisième expertise commanditée pour analyser les données de ses téléphones personnels à la recherche de preuves de ce qu’on la soupçonnait de fomenter a conclu qu’il n’y avait rien à retenir.

Parmi ses avocats, Nafaa Laribi pointe les anomalies de la procédure en cours : il évoque le profil de l’expert, qui n’a jamais prêté serment en Tunisie et qui ne figure sur aucune liste officielle, et souligne qu’il lui a fallu deux mois pour parvenir au constat qu’il n’avait rien trouvé de compromettant.

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Procédure abusive

« Ce sera la troisième expertise qui innocente Abir Moussi. On a voulu réunir les éléments constitutifs du crime de l’article 72 par l’analyse de la téléphonie. Finalement, elle a été accusée sans preuves. Et même les poursuites, selon les articles 27 et 87 de la loi organique, pour avoir publié sans accord une photographie d’une personne, ne tiennent pas puisque ce sont des silhouettes qui apparaissent. C’est une interprétation abusive du ministère public. Dans ces conditions, tous les médias doivent arrêter de travailler, alors que la Tunisie est signataire des conventions de l’Union européenne qui accorde une exception en la matière aux médias et à la liberté d’expression », martèle Nafaa Laribi, qui souligne aussi que, « faute de l’ouverture d’une information judiciaire, le juge d’instruction n’a pas d’ordonnance de renvoi du parquet ».

Sur fond de lenteur et de confusion judiciaires, on pourrait se demander ce que fait encore Abir Moussi en prison. « Le magistrat pourrait spontanément prononcer sa mise en liberté et clore le dossier », ajoute l’avocat, qui dénonce l’attentisme de la justice et estime que déférer Abir Moussi ne relèverait que d’une volonté de lynchage juridico politique. « Quel danger représente-t-elle puisque tous les éléments attestent son innocence ? Qu’on la laisse se présenter aux élections, et adviendra ce qu’il adviendra », lance son conseil.

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Finalement, de quoi l’affaire Abir Moussi est-elle le nom ? Rarement une femme politique tunisienne aura fait l’objet d’un tel acharnement. « Évidemment, Abir a ses torts : elle cherche querelle à tous ceux qu’elle estime inconséquents, elle est clivante par ses positions tranchées et refuse tout partenariat politique. Elle s’est montrée excessive à l’Assemblée en 2020-2021 dans sa dénonciation des islamistes. Elle a obtenu leur chute, mais la sienne aussi a été programmée par le pouvoir », décrypte un politologue, qui affirme que la libération d’Abir Moussi relève d’une volonté politique.

Certains rappellent que lors de la course à la présidentielle de 2019, le candidat Nabil Karoui, challenger de Kaïs Saïed, était lui-même incarcéré, mais il avait pu concourir après sa remise en liberté dans les derniers jours précédant l’élection, alors que Saïed avait refusé de faire campagne face à un concurrent qui ne pouvait s’exprimer.

Les temps ont changé. Aujourd’hui, le président détient tous les pouvoirs et ne souffre plus la contradiction. Vu sa trajectoire actuelle, conçoit-il encore la tenue de débats publics ? Qui aurait-il en face de lui ? Les rares sondages commandés sur la future élection présidentielle donnent régulièrement Abir Moussi en deuxième position avec 10 % d’intentions de vote, loin derrière le président sortant qui, avec 40 % des suffrages, est largement favori. Quelles seront les règles pour le prochain scrutin ? Les adversaires potentiels du président seront-ils placés ou maintenus en détention ?

Active depuis sa cellule

Depuis sa geôle, l’avocate, qui se présente comme l’héritière du mouvement destourien, se bat pour ses droits et pour recouvrer sa liberté, et met à profit son temps pour peaufiner la stratégie du PDL. Bien que souffrant des séquelles physiques de son arrestation mouvementée qui lui a valu une luxation à l’épaule et des conséquences au niveau lombaire et cervical, elle n’a rien perdu de sa ténacité. Elle suit de près les activités du parti qu’elle évoque avec certains de ses avocats, qui sont également au bureau politique du PDL, dont Me Karim Krifa.

Admiratif de l’opposante, qui fait montre en captivité d’un tempérament de battante, celui-ci assure que le parti poursuit ses activités tant au niveau régional que central : « Cela prouve que le parti a des structures solides. Abir Moussi est sa présidente et son porte-parole. En son absence, le bureau politique veille à ce que le parti tienne son cap. » En tout cas, le PDL ne semble pas près de disparaître, contrairement à certaines formations qui ont été mises à l’écart depuis 2021.

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