Révolution tunisienne : de l’euphorie démocratique au populisme
Treize ans après la chute et la fuite de Ben Ali, le politologue Hamza Meddeb revient sur la décennie qui a vu la Tunisie expérimenter la démocratie, avant de se laisser séduire par différentes formes de populismes.
Janvier 2011 : le soulèvement tunisien provoque la chute du régime Ben Ali. Des journées à la fois singulières et motivantes, où un espoir fou et la volonté de changement avaient conduit le pays à esquisser les contours d’une vraie démocratie. Mais cet état de grâce a été rapidement escamoté par les bisbilles politiques, sans répondre aux revendications scandées dans toute la Tunisie le 14 janvier 2011.
Que reste-t-il, treize ans plus tard, de cette dynamique ? Politologue et chercheur associé à la Fondation Carnegie, Hamza Meddeb analyse les paradoxes de l’après-révolution et les particularités de la vie politique tunisienne actuelle, marquée par l’émergence du populisme.
Jeune Afrique : Est-ce que la date du 14 janvier fait encore sens aujourd’hui ?
Hamza Meddeb : Cette date n’est pas anodine, surtout pour les générations qui ont vécu le 14-Janvier de près ou de loin, ainsi que pour tous ceux qui aspiraient au changement. Cela reste une date importante. En revanche, on ne peut pas nier qu’un mélange de désenchantement et de lassitude s’est rapidement installé. L’expérience tunisienne est paradoxale : elle est celle d’une jeune démocratie qui a les mêmes travers qu’une vieille démocratie. C’est-à-dire une démocratie qui ne répond pas aux attentes socioéconomiques exprimées en 2011. Les élites et une petite partie de la population aspiraient à la liberté mais les revendications essentielles dans les régions intérieures étaient la justice et l’égalité.
Il y avait à l’époque une sorte d’impatience…
En effet, très vite, on a constaté que les choses prenaient plus de temps que prévu. On a perdu espoir et on s’est dit que la démocratie n’était peut-être pas la réponse aux urgences économiques. La classe politique qui a gouverné cette dernière décennie a aussi négligé la question socioéconomique. Laquelle a été comme oubliée au profit des questions constitutionnelles et politiques. Il y a eu les transactions entre partis, puis le compromis entre laïcs et islamistes. La période 2011-2019 a aggravé la défiance à l’égard des partis et de la classe politique. On a vu des partis perdre complètement leur base, devenir obsolètes comme des objets désuets. Une perte d’attractivité que connaissent justement les vieilles démocraties. On a connu tout cela en Tunisie en moins de dix ans, et cela s’est confirmé avec la vague populiste de 2019.
Aux élections de 2011, on a vu apparaître El Arida El Chaabia (« La pétition populaire »), qui était déjà dans cette veine populiste…
Les prémices étaient effectivement là en 2011, puis en 2018 avec la victoire des indépendants aux municipales. Les graines du populisme germaient, mais la classe politique arrivée au pouvoir en 2011 devait faire ses preuves et répondre à cette urgence exprimée par la population. Au fil des années, l’oubli socioéconomique s’est installé et la démocratie est devenue un jeu transactionnel entre hommes politiques. Cela a en tout cas été perçu comme tel. Après la naïveté, celle des débuts, on attendait une phase de maturité chez les électeurs et les organisations politiques. Bien sûr, les partis défendent leurs propres intérêts. La compétition politique exige cette concurrence. Mais cela a pris trop de temps et la vague populiste a rapidement tout laminé.
La Tunisie est donc passée d’une expérience démocratique inachevée à une restauration autoritaire ?
La restauration autoritaire que le pays connaît depuis 2021 fait partie de l’apprentissage de la démocratie. Désormais, les différents acteurs et les citoyens savent qu’il n’y a pas de solution miracle, que les choses requièrent du temps ; la démocratie n’est pas une réponse à une demande socioéconomique urgente, même si elle doit en formuler une pour se consolider. N’oublions pas que les problèmes de la Tunisie sont beaucoup plus complexes et structurels. Ils datent parfois des années 1980-1990. Ben Ali, en n’y répondant pas, a préparé sa chute. La classe politique qui lui a succédé en a fait de même et en a payé le prix en 2021, mais cette question est aujourd’hui posée à Kaïs Saïed.
Il est intéressant d’observer que l’autoritarisme de Kaïs Saïed et la démocratie de 2011 à 2019 ont échoué de la même manière à se saisir de la question socioéconomique et à y répondre de manière positive et volontariste. Il est important de comprendre 2011 dans le temps long et ce que cela dit de ce qui se passe dans le pays depuis le 25 juillet 2021, avec l’offensive sur le pouvoir opérée par Kaïs Saïed.
Fallait-il un mode d’emploi de la démocratie ?
La démocratie et la citoyenneté se construisent par la pratique, ce sont les élections les unes après les autres qui font l’électeur autonome. Cet apprentissage est fondamental. Il n’existe pas de citoyens prêts par essence pour la démocratie mais c’est elle qui permet ce processus d’apprentissage de la citoyenneté, qui apprend à faire des choix, à les assumer. Les Tunisiens en 2011 ont intégré que la classe politique avait changé. Ils ont voté pour les islamistes, puis pour les progressistes, mais les défauts persistaient, toujours les mêmes.
Une classe politique ne s’importe pas. Une démocratisation n’est pas un long fleuve tranquille. Tous ces échecs et ces phases de désenchantement sont bons à prendre car ils sont nécessaires à l’émergence d’un sujet démocrate et politique. In fine, il faut le pain et les libertés, l’un est tout aussi important que l’autre et l’un ne va pas sans l’autre. La liberté n’est pas un luxe, c’est une garantie pour avoir du pain. Cela permet de confronter des programmes, d’imposer aux politiques une reddition des comptes.
Les Tunisiens ont-il failli en tant que citoyens ?
La question de la citoyenneté se pose, car il y a chez le Tunisien une sorte de déresponsabilisation. Il veut qu’on fasse pour lui, mais pour que la démocratie fonctionne, chacun doit y mettre du sien. Il faut que les citoyens s’engagent à être des acteurs actifs, à animer la vie sociale, à veiller sur la démocratie. La société civile a tenté de prendre sa part, mais, dans le même temps, les citoyens restaient dans l’attente, jusqu’à ressentir de la frustration et sanctionner le processus par un soutien aux populismes. Kaïs Saïed a été élu en 2019 sur un programme qui était « je n’ai pas de programme », un paradoxe.
Le populisme émerge un peu partout, la Tunisie ne fait pas exception.
Les stratégies populistes sont des stratégies de conquête du pouvoir basées sur des promesses et sur la surenchère, mais chacun sait qu’il faut tôt ou tard se montrer raisonnable et composer pour pouvoir gouverner. L’expérience populiste de la Tunisie est tout à fait inédite dans le monde arabe. Kaïs Saïed n’est pas issu des corps armés, comme le furent le Libyen Kadhafi ou l’Égyptien Nasser, et il a été élu démocratiquement. Par contre, une fois installé dans ses fonctions, il a tenu un discours populiste. Avait-il dès le départ l’intention de pirater le pouvoir ? Difficile de le dire.
C’est-à-dire ?
Au lendemain des élections de 2019, la question de la double légitimité du pouvoir inscrite dans la Constitution de 2014 s’est posée avec acuité, comme sous le mandat précédent. Celle d’un Parlement et celle d’un président, tous deux élus au suffrage universel. Le moindre clash, la moindre friction entre ces deux légitimités conduisent à des tensions et à un bras de fer. En 2019, Kaïs Saïed s’est lancé dans une guerre d’usure. Il était devenu un acteur institutionnel qui avait un droit de veto au sein même des institutions. Ce qui lui a conféré un pouvoir de blocage conséquent.
La classe politique a péché par son incapacité à s’imposer, si bien que le conflit des légitimités n’a fait que préparer le délitement de la démocratie. Cette guerre d’usure entre deux légitimités finit toujours par l’élimination de l’une des deux. Le président a éliminé le Parlement. Les élus n’ont pas compris que cette double légitimité constitutionnelle était le germe des dissensions. Il aurait fallu s’assurer que ces légitimités soient en harmonie ou qu’il y ait un compromis. À partir de là, Kaïs Saïed a usé de son pouvoir de veto et déployé sa stratégie populiste.
Quelle est l’évolution à prévoir ?
Aujourd’hui, le coup d’État ne fait plus de doute. Il a été mené par étapes avec la mise en place d’un système politique hyper présidentiel. Le chef de l’État en est la clé de voûte, car il détient tous les pouvoirs. Il a opéré un tour de vis, écarté les corps intermédiaires et s’attelle à une épuration économique. Fondamentalement, il n’a aucun projet économique pour le pays, mais il sait que la population a un esprit de revanche et aimerait voir des têtes tomber. Une fois au pouvoir, sur le long terme, on vit sur l’émotionnel, on fabrique la peur, la haine, l’envie. Cela destructure la scène et l’offre politiques, et empêche le débat d’idées. Quand un débat est mené à coups d’invectives et guidé par l’émotion, ce n’est plus un débat. La foule prise dans la lassitude, le désenchantement et le désespoir est prête à écouter les voix populistes qui promettent vengeance.
Saïed a l’art de gouverner en désignant des ennemis de l’intérieur : les spéculateurs, les hommes d’affaires véreux, la classe politique précédente… C’est un mode de gouvernance – la frugalité, les pénuries, l’absence de promesses –, ce n’est pas un pouvoir source. Il n’appelle pas non plus les gens à se mobiliser, à travailler, et renvoie encore une fois à une déresponsabilisation puisque c’est toujours la faute de l’autre. Il incarne un pouvoir frugal, moralisateur et déresponsabilisant. Si bien qu’on passe de l’oubli de la question socioéconomique au déni et on gouverne par le besoin : les gens passent leur temps à chercher du lait, de la farine, ce qui manque. La lassitude et la peur qui s’est installée conduisent à une démobilisation qui a fini par toucher des pans entiers de la société, la société civile et les corps intermédiaires.
Est-ce que le prix de la réponse économique tant attendue est ce populisme ?
Est-ce qu’il y a une intention de réformer l’économie ? Apparemment ce n’est pas le cas. Kaïs Saïed a la capacité de mettre le doigt sur les problèmes brûlants, dont ceux de la répartition des richesses, de la régulation de l’économie à travers les groupes rentiers, les positions de rente, la régulation de la concurrence… Ces questions sont légitimes, mais les réponses sont hors sujet. Que gagnerait le pays à mener une épuration économique dans laquelle des fortunes sont défaites sans être remplacées ? En se montrant incapable de résoudre les problèmes économiques et d’assurer les services publics, l’État, qui est censé administrer la société, devient un fardeau pour cette société. Saïed mène le pays vers une sorte de frugalité : un État frugal qui ne distribue pas, organise les pénuries et ne promet rien.
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