Le 21 mars 1990, le sacre de Sam Nujoma en Namibie
Le 21 mars 1990, la Namibie accède à l’indépendance, et le leader de la Swapo savoure son bonheur tout en mesurant la lourdeur de la charge qui lui incombe. Voici le récit qu’en fit Jean-Baptiste Placca pour JA, à l’époque.
Désormais, c’est à la tribune officielle qu’il faudra chercher sa silhouette trapue, son épais visage noyé dans une abondante barbe, à présent totalement blanche, son éternel sourire étincelant, qui semblait naguère cacher une angoisse immense. On ne le surprendra donc plus, traînant tard dans les réceptions panafricaines, à vouloir sensibiliser tous ceux qui passent à sa portée à la cause de son peuple, à l’affût d’un mot aimable, d’une invitation officielle, d’une promesse d’aide à son mouvement. Sam Nujoma est chef d’État ! Jamais son sourire n’a été aussi vrai que durant ces premiers instants du 21 mars.
À 61 ans, le président de la toute nouvelle république de Namibie reste un homme modeste, discret, hier si effacé que, parfois, on l’a soupçonné de ne pas croire intensément à sa lutte, et même d’être résigné. Cyniquement, certains politiciens africains attendaient qu’il ait le dos tourné pour exprimer leurs inquiétudes sur les chances de la Swapo (Organisation du peuple Sud-Ouest africain) d’accéder un jour au pouvoir à Windhoek.
Mandela, Frederik De Klerk, Pérez de Cuellar…
Y croyait-il toujours lui-même ? Pas évident, est-on tenté de penser, en dépit des slogans révolutionnaires qu’il savait si bien asséner. Quelle importance, aujourd’hui, puisque le résultat – la souveraineté de la Namibie – justifie, a posteriori, tous les moyens. Aux premières secondes du 21 mars, le drapeau sud-africain a été descendu, et celui de la Namibie hissé. L’indépendance de la république de Namibie a été proclamée. À ses côtés, dans la nuit froide de Windhoek, plusieurs chefs d’État africains, dont Frederik De Klerk, de très hauts représentants des États les plus puissants de la terre, ainsi que Javier Pérez de Cuellar, secrétaire général de l’ONU, et même (surtout !) Nelson Mandela. Quel symbole, à l’aube de cette journée habituellement consacrée à la condamnation de l’apartheid ! Pour la première fois depuis longtemps, le leader de la Swapo nage dans le bonheur. Il y a un an, il refusait d’y croire, craignant un nouveau piège de l’Afrique du Sud.
Samuel Tshombe Nujoma doit parfois se demander si tout ce qui arrive à son pays, à lui, n’est pas finalement un joli conte de fées. Qui pouvait donc imaginer que ce garçon, né le 12 mai 1929, dont son père rêvait de faire un bon berger, finirait chef d’État dans ce pays où les Noirs étaient alors placés au même niveau que le bétail ? Lui, l’aîné des huit enfants d’un paysan ovambo (ethnie du nord de l’ex-colonie allemande du Sud-Ouest africain), ne doit d’avoir échappé à l’élevage qu’aux missionnaires finlandais de l’Église luthérienne de son village, Okahao, qui l’arrachèrent à ses parents pour l’éduquer. Une éducation chrétienne qui sera complétée, plus tard, par des cours du soir chez les anglicans de la mission Saint-Barnabé, à Windhoek.
Le territoire était déjà administré par l’Afrique du Sud, et, comme de nombreux jeunes de sa génération, Samuel ira travailler en Afrique du Sud, comme steward aux chemins de fer, au Cap. Mal payé, méprisé, il est déjà un terrain fertile pour la rébellion. Un jour de 1958, il fait la connaissance de Herman Toïvo ya Toïvo, leader nationaliste namibien, qui est à la Namibie ce que Mandela est à l’Afrique du Sud – les deux hommes se retrouveront d’ailleurs prisonniers quelques années plus tard au pénitencier de Robben Island, où ils passeront une dizaine d’années ensemble.
Chez Kwame Nkrumah
Toïvo ya Toïvo entraîne Nujoma dans la lutte contre le système colonial. Avec Andreas Shipanga, ils créent l’Organisation du peuple de l’Ovamboland (OPO). Mais c’est pour « agitation syndicale » que Sam Nujoma sera licencié de la compagnie des chemins de fer sud-africains. De retour dans le Sud-Ouest africain, il est employé par la municipalité de la capitale, Windhoek, tout en continuant à militer contre l’apartheid « exporté » dans son pays par l’Afrique du Sud. Leurs rares soutiens, lui et ses compagnons les trouvent alors chez les communistes sud-africains et auprès des Églises.
Sam Nujoma adhère à la toute nouvelle Union nationale du Sud-Ouest africain (Swanu), dont il devient vite l’un des principaux dirigeants. Il acquiert une réelle popularité en organisant la résistance au pouvoir blanc. Lors de l’une de ces manifestations, en décembre 1959, la police tue treize personnes, et Nujoma, le meneur, est recherché. Il quitte clandestinement le pays, le 24 février 1960, pour la Tanzanie. Quelques semaines plus tard, il gagne le Ghana, où il est reçu par Kwame Nkrumah. Le 12 juin 1960, il est reçu à New York par la Comité de décolonisation des Nations unies pour le Sud-Ouest africain. L’OPO étend ses bases en se transformant en Organisation du peuple du Sud-Ouest africain (Swapo). En mars 1961, Nujoma et ses compagnons en installent le siège à Dar es-Salaam. Nujoma passe alors pour un homme certes pas très impressionnant sur le plan intellectuel, mais politiquement déterminé. Une tentative d’union avec la Swanu échoue, en raison des projets de la Swapo relatifs à la lutte armée.
Sur le plan politique, la Swapo est très active et parvient à faire condamner le régime sud-africain à l’ONU, et donc à le mettre au banc des nations. Nujoma parcourt le monde et s’impose de plus en plus comme le leader des nationalistes namibiens. Il est reçu par les États nouvellement indépendants d’Afrique et dans de nombreux pays du Tiers Monde. Mais la terre natale lui manque. Le 20 mars 1966, à bord d’un avion spécialement affrété, il débarque à Windhoek, en compagnie de Hifikepunye Lucas Pohamba, sous-secrétaire administratif de la Swapo. Arrêtés, ils sont réexpédiés vers l’exil, dès le lendemain. Le pouvoir colonial regrettera quelques mois plus tard de ne pas les avoir gardés dans ses geôles : le 24 août, en effet, la Swapo lance officiellement la lutte armée, et crée l’Armée de libération du peuple de Namibie (PLAN). Cette armée jouira d’une complicité tacite des populations ovambos du nord du territoire.
À l’indépendance de l’Angola, la Swapo trouve asile à Luanda. Cette hospitalité justifiera d’ailleurs en partie la guerre que, directement ou indirectement, l’Afrique du Sud livrait au régime angolais jusqu’aux accords de paix de décembre 1988, dont la Namibie est du reste un volet essentiel.
Mais le mouvement nationaliste namibien est respectueusement tenu à l’écart de ces négociations entre Angolais, Sud-Africains, Cubains, Soviétiques et Américains. Sam Nujoma – comme d’ailleurs l’Angolais Jonas Savimbi, leader de l’Unita – montre un certain agacement, qui se traduit pas des propos que même ses amis de la Swapo jugeront peu sérieux.
Manque de maturité politique
L’appui sans conditions de l’ONU fera perdre à la Swapo beaucoup de son ardeur du début des années 1960. D’où, peut-être, cette passivité que certains ont cru déceler ces derniers temps chez Nujoma. Même sur le terrain militaire, les incursions des PLAN ne sont pas restées mémorables. À part peut-être celle, malheureuse, du 1er avril 1989, qui a débouché sur le massacre de quelques centaines de combattants de la Swapo. C’était le premier grand acte politique du mouvement de Sam Nujoma depuis de longues années. Beaucoup n’y auront vu qu’une preuve supplémentaire du manque de maturité politique de la direction de la Swapo. Cela a, en tout cas, bien failli compromettre définitivement le processus d’indépendance.
Quand, enfin, il a moins douté de la sincérité des Sud-Africains à vouloir décoloniser la Namibie, Nujoma a adopté un discours modéré qui a désorienté nombre de ses compatriotes, particulièrement les Blancs. Il a donné des gages aux uns et aux autres, renoncé presque entièrement au marxisme. Au fil des mois, le discours a fini par rassurer les Namibiens.
Depuis six mois, ces ex-maquisards, hier qualifiés par Pretoria de « terroristes marxistes à la solde de Moscou » ont investi quelques belles villas de Klein Windhoek. Nujoma, par habitude, et sans doute pour le symbole, a préféré s’installer à Katutura, le ghetto noir de la capitale namibienne. Peut-être va-t-il, à présent, occuper le palais des gouverneurs coloniaux, sur les hauteurs de la ville « blanche ». Ou, plus original, transférer la présidence à Katutura.
Esprit d’ouverture
Trois décennies d’échec avaient quelque peu eu raison de la détermination du leader de la Swapo, et les Africains n’en ont pas toujours perçu une image de combattant résolu. Il apparaissait plutôt comme un homme simple, convaincu que l’injustice dont était victime son peuple ne pouvait qu’attendrir les hommes de bonne volonté. À ce titre, la Swapo a été adoptée (et aidée), plus que tout autre mouvement de libération, par l’ONU, au point de se laisser parfois porter par ce que d’aucuns considèrent comme de la facilité.
L’imminence de l’indépendance avait, ces derniers mois, redonné du tonus à Nujoma. Il a aussi retrouvé un ton mordant durant la campagne électorale. En même temps, il a fait preuve d’un esprit d’ouverture qui tranche avec l’image que la contre-propagande sud-africaine donnait de lui dans son pays. Il lui faudra désormais administrer la preuve que son nouveau discours n’était pas seulement électoral. Pour ce maquisard miraculé, l’exercice du pouvoir s’annonce en tout cas plus dur que sa conquête. Non pas seulement en raison des équilibres et des sensibilités à ménager en Namibie même, mais aussi pour les répercussions, dans la sous-région, de son attitude face à certains dossiers.
Sur l’évolution du processus de paix en Angola, comme sur la situation intérieure en Afrique du Sud, Sam Nujoma devra, en effet, jouer avec tact s’il ne veut pas mettre en cause les fondements de son pouvoir. Les dirigeants angolais, qui ont accepté par le passé de sacrifier leur quiétude au nom de la solidarité avec la Swapo, sont en droit d’espérer que leur soit renvoyé l’ascenseur, pour venir à bout de la résistance armée de l’Unita. Mais le président Nujoma a conscience des limites de sa marge de manœuvre : les Sud-Africains ne laisseraient pas exécuter Jonas Savimbi sans réagir.
Le « jeune » chef de l’État devra faire preuve de prudence et de fermeté. Et il n’aura pas toujours derrière lui ses soutiens d’hier. Voici donc venu le temps des actes, et il faut seulement espérer que, effrayé par ces sujets délicats et extrêmement sensibles, l’ancien steward des chemins de fer sud-africains ne privilégie pas son rêve d’instaurer un jour le parti unique dans le dernier pays indépendant d’Afrique !
La Matinale.
Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.
Consultez notre politique de gestion des données personnelles
Les plus lus – Politique
- Sexe, pouvoir et vidéos : de quoi l’affaire Baltasar est-elle le nom ?
- Législatives au Sénégal : Pastef donné vainqueur
- Au Bénin, arrestation de l’ancien directeur de la police
- L’Algérie doit-elle avoir peur de Marco Rubio, le nouveau secrétaire d’État améric...
- Mali : les soutiens de la junte ripostent après les propos incendiaires de Choguel...