William Elong : « 90 % des jeunes Africains pensent qu’il faut sortir du franc CFA »
Pour l’entrepreneur camerounais, qui a fondé sa première société à 21 ans, le développement de l’intelligence artificielle, les terrains de guerre, la menace cyber, les relations internationales, et bien sûr l’économie sont autant de sujets à surveiller de près cette année.
L’ACTU VUE PAR – C’est un entrepreneur atypique, précoce et tourné vers l’avenir qui a été choisi dans le cadre de l’émission « le Grand invité de l’économie » RFI – Jeune Afrique pour poser son regard sur les sujets les plus brûlants de l’actualité.
William Elong est apparu sur les radars il y a un peu moins de dix ans et a été présenté comme le petit génie du drone camerounais. À 15 ans, il était diplômé de la Haute école de commerce de Yaoundé. Trois ans plus tard, il fondait sa première entreprise spécialisée dans les drones après avoir obtenu un MBA de l’École de guerre économique, à Paris.
Depuis, et après avoir lancé d’autres start-up au Cameroun, en Allemagne et en France, le néo-fondateur de Faraday s’intéresse de plus près à l’intelligence artificielle (IA). Il représente à la fois ces jeunes générations d’entrepreneurs africains qui s’activent entre leur pays d’origine et l’Occident, mais aussi, à tout juste 31 ans, il maîtrise une pléthore de sujets sur les réalités de son continent. IA, intelligence économique, cybersécurité, robotique en Afrique, en Amérique, en Europe, extrait des meilleurs moments de l’entretien.
Jeune Afrique : Lors du CES de Las Vegas 2024, le salon mondial de l’innovation, l’IA s’est offert une place de choix, des voitures aux réfrigérateurs en passant par les ordinateurs et les drones. Pourquoi le phénomène a-t-il pris si vite selon vous ?
William Elong : Parce que, jusque-là, l’intelligence artificielle restait un domaine relativement technique et fermé. L’explosion de solutions comme ChatGPT a permis à monsieur et madame Tout-le-monde, sur une plateforme simple, de se familiariser avec l’intelligence artificielle. Cela change tout !
L’IA suscite aussi de nombreuses craintes, notamment sur le manque d’encadrement et de réglementation. Trouvez-vous que cela soit légitime ?
Oui et non. Il faut préciser qu’aujourd’hui, les discours de crainte sur l’intelligence artificielle sont d’abord exprimés par des entreprises qui sont souvent elles-mêmes des groupes d’IA. Plusieurs expriment ces craintes après avoir levé des centaines de millions de dollars sur le sujet et effectué un intense lobbying pour influencer le régulateur et entraver l’ascension de leurs concurrents.
D’autres critiques viennent pourtant du grand public, quand on parle de « biais cognitif » par exemple…
Aujourd’hui, oui, il y a des biais sur les IA et ces biais sont le fait des créateurs des solutions qui sont eux-mêmes porteurs d’une culture, d’une identité. Si vous demandez à une IA taïwanaise par exemple, si Taïwan est un pays indépendant ou pas, elle aura tendance à vous répondre que oui. Mais si vous posez la même question à une IA chinoise, elle aura tendance à vous dire non.
L’IA n’est pas neutre sur la question de la famille, de la sexualité, de la société… Les IA américaines ont clairement un biais porté vers la vision américaine du monde et les Africains ne s’y retrouvent pas forcément.
Quel bénéfice le continent peut-il alors en tirer, d’autant plus qu’il y a tant d’autres priorités ?
Il ne faut pas croire que parce qu’il y aurait certains biais cognitifs, les Africains seraient loin de cette technologie. D’ailleurs, quand on parle d’IA, qui se souvient que ChatGPT était modéré par des Kényans payés 2 dollars de l’heure ?
Lorsqu’on parle d’intelligence artificielle, on ne parle pas souvent des enjeux, on ne parle pas du fait qu’il faut des datacenters, des cartes graphiques, des microprocesseurs. Tout cela demande des minerais, il faut du coltan et du cobalt pour les batteries, pour les processeurs et tout cela vient d’où ? Du Congo [RDC]. Il faut donc bien comprendre que si l’on ferme les frontières de l’Afrique aujourd’hui, l’IA s’arrête. L’Afrique doit saisir ce sujet à bras le corps, elle dispose d’une opportunité financière importante.
Comment le continent peut-il préserver sa souveraineté numérique ?
On peut collaborer avec les géants sans se livrer à eux. L’Afrique doit garder son autonomie sur ces questions-là, mais cela passe par la création de datacenters locaux ou la gestion des talents.
Pour préserver sa souveraineté, il faut disposer de financements, notamment pour les start-up. Quelle expérience tirez-vous de l’étape des levées de fonds ?
Mon expérience est globalement bonne dans le sens où j’ai pu m’en tirer et lever des fonds pour ma société et pour mes différentes initiatives. Mais cela a été laborieux pour plusieurs raisons. Premièrement, 90 % des capitaux que je levais ne l’ont pas été en Afrique mais en Europe.
Second point, on dit que les start-up africaines auraient levés 3 milliards d’euros en 2023. Et on s’en gargarise. Or, en France, les start-up ont levé 4 milliards d’euros rien qu’au cours du premier semestre l’an dernier. En six mois, un pays lève plus qu’un continent en un an.
Pensez-vous comme d’autres, et notamment le « hacker éthique » Clément Domingo, qu’il y a une prise de conscience insuffisante des risques cyber sur le continent ?
Effectivement, la prise de conscience reste insuffisante mais les choses commencent à bouger. Ceci dit, dans chaque pays d’Afrique francophone aujourd’hui, vous avez des jeunes, des entrepreneurs ayant en réalité une grosse culture du hacking.
Je vais vous donner un exemple très concret : la première fois de ma vie que j’ai payé un logiciel, je crois que c’est à Paris pour mes études ! Je pense que cette réalité est vraie pour beaucoup de jeunes Africains.
Il n’y a pas que l’immatériel à protéger en Afrique et ailleurs, il y a aussi très concrètement la sécurité des personnes, des biens et des infrastructures. Pour quelle raison avoir choisi ce créneau, la défense et la sécurité ?
Je travaille dans le domaine de la sécurité depuis que j’ai 18 ans. La première entreprise pour laquelle j’ai travaillé, c’est Thalès. Puis Nexter, qui est un fabricant d’équipements de défense français. Cet écosystème de la défense est totalement naturel pour moi.
J’estime que si l’on ne règle pas les problématiques de défense, il n’y a pas de développement. Personne ne va à l’école sous les balles, personne ne construit un hôpital sous les balles, personne ne construit une route sous le feu des balles. Donc la question centrale du développement de mon point de vue, c’est la sécurité.
Les drones sont-ils, selon vous, un instrument majeur dans cette politique de sécurité ?
Aujourd’hui, sur tous les conflits armés, on retrouve ce que j’appelle « la guerre des drones ». Les drones ont un rôle extrêmement stratégique sur tous les conflits armés dans le monde et permettent de décider qui gagne et qui perd. Regardez l’Azerbaïdjan et l’Arménie, le conflit a été gagné surtout grâce aux drones turcs. Regardez au Sahel, l’une des plus grandes bases de drones au monde se trouve au Niger et est gérée par des Américains. Donc on parle beaucoup de la présence militaire française, et bien ce sont des drones américains qui frappent le plus au Sahel.
Vous avez récemment publié un post sur les réseaux sociaux qui explique que les Africains ne doivent suivre ni les Russes ni l’Occident. Que vouliez-vous dire ?
On ne peut pas, et on ne doit pas, remplacer le colon français par le colon russe ou par le colon chinois. On doit écrire notre histoire. C’est très simple. Aujourd’hui, les Africains doivent prendre conscience du fait qu’ils sont les seuls maîtres de leur destin.
Oui, il y a eu la colonisation, oui, il y a eu l’esclavage, mais c’est le passé. S’il fallait que tous les pays qui ont été écrasés, s’enferment dans ce discours-là, on n’irait pas plus loin. Il ne faut pas se victimiser mais il ne faut pas nier la réalité de l’impact continu de la colonisation via des mécanismes néocoloniaux tels que le franc CFA.
Il y a un mois justement, on a assisté à la formation de l’Alliance des États du Sahel entre le Burkina, le Mali et le Niger. Ils réfléchissent notamment à créer leur propre monnaie, sortir du franc CFA et de son héritage colonial. Qu’est-ce que cela vous inspire ?
Je trouve qu’ils sont géniaux, c’est une idée magnifique. On sait qu’il faut sortir du franc CFA. 80 à 90% des jeunes Africains pensent la même chose.
On n’a pas besoin d’être arrimé nécessairement à l’euro. De nombreux pays ne sont pas arrimés à l’euro et, aux dernières nouvelles, leurs économies ne sont pas en faillite. L’autonomie monétaire est un point essentiel du développement. Déjà du point de vue psychologique, parce que cela permet aux nations et aux peuples de s’assumer en tant que réellement indépendant. Et aussi cela permet de responsabiliser les Africains sur le fait qu’ils sont maîtres de leur destin.
Le franc CFA crée un prétexte, un alibi pour certains qui font juste de la mauvaise gouvernance et qui ne sont pas en capacité de travailler sur de vrais sujets. Lorsqu’on agite le franc CFA, on oublie qu’il y a des questions de pouvoir d’achat des populations, des questions technologiques, la cybersécurité, le spatial, la santé. Ne donnons pas l’impression non plus que c’est le franc CFA qui cause des détournements de fonds partout en Afrique.
Durant le Covid-19, c’est pourtant l’une des rares monnaies qui soit restée stable, là où beaucoup se sont écroulées…
Et là où d’autres ne se sont pas écroulés aussi. Certes, le franc CFA a porté une certaine stabilité, mais c’est un peu la paix de l’esclave. Je ne veux pas de cette paix-là !
Pour la Première ministre d’Italie, Giorgia Meloni, confrontée à un réel défi d’immigration, l’Afrique et l’Europe sont interdépendantes. Pensez-vous que les deux continents doivent coopérer, y compris sur les sujets migratoires ?
Oui. La preuve, je suis là. Aujourd’hui, 40% des chercheurs en France sont étrangers. Chaque étudiant étranger qui vit en France doit bloquer une sorte de caution qui représente un peu plus de 7 000 euros qui devront être dépensés en France. Il y a des organismes français comme Business France, il y a une campagne qui s’appelle Choose France qui vise à attirer les talents et les entrepreneurs étrangers. Donc il faut sortir de cette vision un peu caricaturale qui consiste à laisser croire que tous les immigrés ou que l’immigré africain serait forcément quelqu’un avec une culture douteuse, peu qualifié, qui viendra en Europe en barque.
Cette réalité n’existe pas selon vous ?
Cela existe aussi, bien sûr. Mais beaucoup viennent et travaillent. Dans les restaurants, les hôpitaux de campagne, dans les Ehpad (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes), on retrouve ces immigrés. La réalité, c’est que la population étrangère contribue à l’économie française, notamment aux métiers en tension.
Et en ce qui concerne les métiers de science ou des arts, les personnes d’origine étrangère travaillent de manière réelle au développement et au rayonnement de l’Europe. Moi je ne suis pas venu en France pour chercher un travail, je suis venu pour créer des emplois, recruter des Français, recruter des Belges, des Allemands, peu importe.
La cérémonie d’ouverture de la Coupe d’Afrique des nations (CAN) en Côte d’Ivoire doit se dérouler ce 13 janvier. Trouvez-vous toujours justifiée cette idolâtrie des stars du ballon rond, qui sont parfois extrêmement bien payés ?
Au Cameroun, le football c’est une religion. Donc est-ce que je trouve que cela justifié ? Je pense que chacun gagne ce qu’il mérite. Mais je pense aussi que des personnes dans d’autres secteurs d’activité aussi devraient être tout autant valorisées.
C’est très bien de valoriser des sportifs parce qu’ils font briller le maillot et l’honneur du pays, mais derrière, il faut faire briller aussi les scientifiques. On a des Africains qui sont excellents. D’ailleurs, le deuxième meilleur mathématicien au monde est Camerounais. Vous avez des personnes qui travaillent dans le spatial ou dans tous les grands laboratoires occidentaux… Mais on ne connaît pas leur nom, c’est dommage. Ces Africains-là méritent d’être tout autant connus que des footballeurs. C’est comme cela qu’on va inspirer les jeunes générations qui ont envie d’entreprendre.
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