En Afrique, l’assurance saura-t-elle changer d’habits ?
Les Africains perçoivent l’assurance comme une contrainte. Dans les agences, les professionnels continuent d’en avoir une pratique très classique. Pourtant tous les ingrédients sont là pour dynamiser un marché prometteur.
Assurances : l’Afrique à un tournant décisif
Empreint des réflexes traditionnels du métier, le secteur, encore fractionné et composé d’entreprises familiales, est en train de se moderniser plus ou moins rapidement grâce à la démocratisation des smartphones. Encore faut-il que la réglementation suive.
Que l’assurance ne soit plus perçue comme une taxe : c’est le souhait que formulent les professionnels pour 2024. L’Afrique représente moins de 1 % du marché mondial, derrière l’Océanie. Depuis des années, le continent flirte avec cette barre symbolique. L’essor de la classe moyenne et les évolutions réglementaires et technologiques devraient enfin permettre la bascule pour viser bien plus haut.
Les contrats d’assurance, à payer annuellement, avec l’obligation pour le bénéficiaire d’apporter en mains propres en agence, plusieurs mois après le sinistre, des dizaines de documents pour se faire rembourser, sont encore majoritaires. Mais pour les principaux acteurs du secteur, ces méthodes appartiennent au passé.
Aujourd’hui déjà, il est possible pour un conducteur de se faire rembourser ses dommages en ligne ; pour un agriculteur d’obtenir un dédommagement sans faire de constat ; ou encore pour une femme enceinte de souscrire une police d’assurance bien qu’elle n’ait pas anticipé, un an à l’avance, sa grossesse…
La question est de savoir quand cette agilité assurantielle sera massivement et également disponible pour les Africains, qui représenteront un quart de la population de la planète en 2050.
« Effet Ketchup »
En 2022, sur les quelque 74 milliards de dollars de primes émises sur le continent, près de 70 % l’ont été en Afrique du Sud, selon le dernier rapport de l’Organisation des assurances africaines (OAA). Cinq marchés – Maroc, Égypte, Kenya, Nigeria et Algérie – se partagent ensuite 18 % du marché. Le solde, lui, est éclaté entre les 48 autres pays du continent. La Conférence interafricaine des marchés d’assurance (Cima), qui regroupe 14 pays majoritairement d’Afrique de l’Ouest, a décidé en 2016 de relever drastiquement le plancher du capital social des compagnies d’assurances à 3 milliards de francs CFA pour les sociétés mutuelles et 5 milliards pour les sociétés anonymes. L’objectif était d’achever la consolidation du marché. Huit ans après, le bilan demeure mitigé.
Les mouvements de rapprochement et les fusions se sont multipliés chez les grands groupes : le sénégalais Sunu a racheté cinq filiales au géant allemand Allianz (2019), l’ivoirien NSIA et le leader sud-africain Sanlam se sont échangé six sociétés (2021) et actuellement, Sanlam et Allianz négocient l’intégration de leurs filiales en Afrique subsaharienne. « Mais l’impact ne doit pas uniquement se faire par le haut, l’effet d’une destruction créatrice par le bas se fait attendre. Les sociétés dont le chiffre d’affaires est inférieur à 5 milliards de francs CFA [7,6 millions d’euros] continuent souvent d’avoir une gestion familiale, plutôt que de chercher à se regrouper et à se doter des moyens nécessaires pour faire les investissements massifs qui sont nécessaires dans la digitalisation », souligne Géraldine Mermoux, directrice générale associée à Finactu, société de conseil dédié aux pays émergents, qui espère un « effet ketchup » – lorsqu’on secoue une bouteille et que rien ne sort – consistant en une vague de rapprochements.
En Côte d’Ivoire, sur les 21 sociétés d’assurances non-vie, 12 réalisent un chiffre d’affaires inférieur à 10 milliards de francs CFA (15,2 millions d’euros), ce qui constitue le minimum pour survivre à la mutation actuelle, selon plusieurs observateurs. Pour Finactu, il ne devrait rester que 5 à 10 compagnies d’assurances dans la zone Cima.
Associé au sein du géant du conseil EY, Ridha Meftah, spécialiste de l’Afrique subsaharienne francophone, est encore plus restrictif : « Au final, je pense qu’il devra rester trois à cinq groupes panafricains solides. Il faut de grands champions africains pour amortir les coûts, mais aussi instituer des pratiques de gouvernance modernes. » D’où l’espoir de nombreux acteurs de voir instauré l’agrément unique pour accélérer les rapprochements.
Le risque pour les compagnies d’assurances, si le tournant n’est pas pris à temps rapidement, est de se faire doubler, voire phagocyter par les banques et les fintechs. « L’Afrique connaît la plus forte pénétration mondiale du “mobile money” : près de 50% des comptes à l’échelle mondiale. L’assurance doit suivre le mouvement via des partenariats avec les opérateurs télécoms, les banques, les fournisseurs d’équipements, les fintechs et assurtechs, insiste Ridha Meftah. C’est primordial pour offrir des produits assurantiels, comme l’assurance santé ou multirisque habitation, aux personnes exclues du secteur financier classique. »
Ainsi, les bancassurances et assurbanques « sont l’avenir du marché financier africain », promet Abdou Cissé, président de la société de conseil Cisco²nsulting. L’expert se réjouit, par exemple, du rachat de la Bicis, ex-filiale au Sénégal de BNP Paribas, par l’assureur Sunu – qui compte bien ouvrir une Sunu Bank au Burkina Faso cette année et une filiale en Côte d’Ivoire en 2025 –, tout en déplorant la frilosité des autorités. Le 23 octobre 2023, en effet, la commission bancaire de l’Union monétaire ouest-africaine (Umoa) a interdit aux banques de proposer des produits d’assurance non liés aux opérations bancaires.
Des actuaires de plus en plus « matheux »
L’explosion des nouvelles technologies – intelligence artificielle et analyse des données massives principalement – ébranle également les certitudes des régulateurs. Les assurtechs proposent des produits hyper-spécialisés avec des facilités de paiement créant une offre nouvelle et donc de la demande.
Grâce à une interprétation des données météorologiques satellitaires en temps réel (évapotranspiration, humidité des sols, etc.), la société Oko est capable d’indemniser rapidement et sans constat des agriculteurs dont les parcelles se situent dans les zones les plus reculées. « Nous proposons des assurances saisonnières contre les intempéries climatiques avec une flexibilité de paiement total. Nous remboursons dès qu’un seuil – de sécheresse, par exemple – est atteint. Comme nous sommes digitalisés, nous pouvons communiquer par messages sonores, vidéo, ce qui nous permet de toucher même les agriculteurs analphabètes », détaille Simon Schwall, dirigeant de Oko présent au Mali, en Côte d’ivoire et en Ouganda. D’autres jeunes pousses proposent une assurance au kilomètre, des remboursements sur mesure pour les futures mamans, les malades chroniques, etc.
Beaucoup de ces sociétés innovantes misent sur l’assurance paramétrique ou indicielle, qui permet un remboursement immédiat sitôt un seuil franchi. Cette nouvelle façon de concevoir l’assurance est possible grâce aux apports technologiques et aux nouveaux profils plus « matheux » des actuaires. « En 5e année, les modules mathématiques et mathématiques appliquées à la finance et à l’assurance représentent environ 65% du programme. Auparavant, c’était autour de 50%. Nous proposons notamment des cours pour maîtriser les programmes informatiques Python et R, indispensables pour manipuler les big datas et l’IA », décrit Aymen Esselmi, expert en finance et assurance et responsable de la formation actuariat à la très réputée École supérieure privée d’ingénierie et de technologies (Esprit) de Tunis.
Ces nouveaux services cousus main devraient permettre à l’Afrique d’afficher un taux de pénétration des assurances plus proche du niveau mondial (7%) qu’actuellement (2,6%). Mais très peu de ces sociétés obtiennent un agrément. « La plupart des nouveaux acteurs de l’assurtech ne bénéficient pas de licence d’assurance car celle-ci nécessite un apport en capital plus lourd, constate Agnès Huang, chargée d’affaires investissement senior chez Proparco, filiale de l’AFD dédiée au secteur privé. Ces jeunes pousses s’adossent donc à des assureurs traditionnels. »
Le conservatisme des régulateurs, qui ne veulent pas voir les revenus de l’assurance, source importante d’épargne, leur échapper totalement, doit laisser aux compagnies d’assurances le temps d’absorber ces assurtechs ou de développer en interne leurs propres innovations. Un certain nombre d’acteurs aimeraient également voir les autorités imposer l’obligation de souscrire certaines assurances, notamment automobile, multirisque habitation, santé, etc. « Si les assureurs ne s’engagent pas plus vite et plus complètement sur ces technologies et services, ils seront vite distancés par les banques, mais surtout par les fintechs qui entrent sur le marché et qui récupèrent les segments de marché les plus rentables », prévient Géraldine Mermoux. Microensure est ainsi devenu l’un des leaders du marché de la micro-assurance sur les terminaux mobiles grâce à ses 20 millions de clients. Baloon Africa, un des premiers courtiers digitaux en assurances panafricains, s’est associé au géant français Axa pour distribuer son offre digitale.
« Pour tisser un écosystème financier sain, tout doit partir de la micro-assurance, renchérit Abdou Cissé. On peut, par exemple, proposer à un client une assurance-vie à laquelle on rattache un compte bancaire contre une prime à verser tous les six mois. On développe ainsi la bancarisation et on cultive l’éducation assurantielle de toutes les couches de la population. » Le succès croissant des produits d’assurance islamique (takaful), proposés par nombre de grandes sociétés, permet également de toucher une part importante d’Africains jusqu’ici rétifs, pour des raisons culturelles et religieuses, au principe de l’assurance. Paradoxalement, l’avenir immédiat des assureurs africains se joue aussi à l’étranger : aux sièges de Munich Re et Swiss Re, deux grands réassureurs mondiaux.
Des assurances créées et financées par la diaspora
La réassurance est l’angle mort du secteur. S’il existe des sociétés continentales importantes comme Africa Re, détenue majoritairement par 114 compagnies d’assurances (34,94%) et 42 États (34,63%), seule une poignée de géants mondiaux s’est accaparée le secteur, notamment en ce qui concerne les risques de pointe (pétrole, mines, industrie, infrastructures). Or, c’est dans ces domaines que le continent a le plus besoin de son marché assurantiel pour accompagner son développement démographique et son intégration croissante portée par la Zone de libre-échange continental africain (Zlecaf).
Ridha Meftah déplore « une perte de ressources stables nécessaires pour le développement économique des pays africains » due au fait que les fonds propres des sociétés de réassurance africaines sont trop faibles. Le taux de cession en réassurance dépasse 9 % en Afrique subsaharienne, contre 5 % au niveau mondial. Pour juguler l’hémorragie, les États devraient renflouer les fonds propres des réassureurs africains, mais dans un contexte politico-économique compliqué, cela est difficilement envisageable.
« Les risques de pointe ne peuvent être réassurés qu’au niveau mondial, quel que soit le continent de leur souscription initiale, nuance Géraldine Mermoux. Et le marché africain a un objectif plus prioritaire consistant à monter en maturité au sujet de l’offre et de la demande sur les risques de masse. » Et pour « monter en maturité », l’Afrique regarde là aussi à l’étranger… mais du côté de sa diaspora, qui dynamise et finance de plus en plus le marché.
Fort de ses réseaux américains, l’homme d’affaires d’origine burkinabè Simon Tiemtoré – ancien manager senior chez Morgan Stanley, à New York (2006-2012) – a fondé, en Guinée, Vista Group (banque et assurance) qui a officialisé en 2023 son rachat du réseau bancaire panafricain Oragroup, installé au Togo. Et nombreuses sont les assurtechs à fonder leur viabilité financière sur les diasporas. Oko, Susu (spécialisé dans l’assurance santé) et autres démarchent ainsi les Africains de l’étranger pour financer les besoins en assurance de leur famille restée au pays. Un moyen efficace d’introduire de manière indolore la culture de l’assurance sur le continent.
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