Rachid Arhab : « Tout ce qui se fait de bien au Maghreb doit se voir dans le monde entier »
Après presque quarante ans de journalisme télévisé, l’ex-visage de l’actualité de France 2 a opté pour le digital et cofondé Liik, un média 100% vidéo, dédié aux jeunesses méditerranéennes et maghrébines.
Pour beaucoup, Rachid Arhab est le pionnier des journalistes issus de l’immigration maghrébine, en France. Le premier “beur” à avoir incarné l’actualité sur le service public (France 2), en présentant notamment le Journal Télévisé de 13 heures. Mais Rachid Arhab, c’est surtout quarante ans de carrière : tour à tour reporter, rédacteur en chef ou journaliste vedette. Il compte aussi une nomination au Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA), de 2007 à 2013. Désormais, il est le cofondateur avec son camarade Guillaume Pfister d’un média social et digital baptisé Liik, lancé à la rentrée 2023 et dédié au monde méditerranéen.
La ligne éditoriale ? Un contenu vidéo inclusif, positif et créatif, mettant en avant la « puissance créatrice » qui bouillonne de l’autre côté de la Méditerranée. L’objectif ? Montrer un Maghreb (et un bassin méditerranéen) dynamique, ouvert, où la jeunesse rayonne sur le reste du monde à travers le sport, les arts, la culture, la gastronomie, les initiatives citoyennes, l’entrepreunariat ou tout simplement, par ses engagements. La cible ? Les millenials ultra-connectés qui fuient les médias mainstream à la dérive sur le plan idéologique et particulièrement anxiogènes.
Jusqu’à présent, Liik – financé par une première levée de fonds de 270 000 euros et des investisseurs tels que Xavier Niel -, roule sa bosse. En trois mois d’existence, la plateforme comptabilise déjà 15 millions de vues et ses abonnés ont augmenté de 150 % en deux mois. D’ici fin 2024, Rachid Arhab – très fier de son bébé – espère atteindre les 200 millions de vues.
Jeune Afrique : En 2017, avant la naissance de Liik, vous aviez l’ambition de créer une chaîne de télévision binationale, Plumm.tv, portée par la France et l’Algérie, à l’image d’Arte. Le projet était d’ailleurs soutenu par Emmanuel Macron. Liik est-elle une sorte de Plumm 2.0 ?
Rachid Arhab : Effectivement, j’avais lancé l’idée d’un Arte franco-algérien. Une belle utopie née après mes années au CSA, où j’étais très au fait des relations internationales en matière d’audiovisuel, mais difficilement réalisable sur le terrain. D’abord, l’histoire entre la France et l’Algérie est bien différente de l’histoire entre la France et l’Allemagne. Et puis, on s’est vite rendu compte qu’il fallait produire des programmes digitaux sur Internet et non pas créer une chaîne de télévision hertzienne ou numérique.
L’idée, c’est d’utiliser les deux parties de mon cerveau : l’Algérie est mon inné, la France est mon acquis. Avec le temps, j’ai réussi à équilibrer les deux. Liik, c’est ça : un média digital qui parle aux deux côtés de la rive méditerranéenne de façon intelligente, apaisée et sans partie prenante.
À l’image de Brut ou de Konbini, peut-on dire que Liik fait de l’infotainment ?
Liik ne fait pas d’information du tout. Beaucoup de gens cherchent à en faire sur la zone Méditerranée mais ça ne marche pas très bien. Je ne me reconnais pas dans ce qui se produit en matière d’information et d’actualité en France et ailleurs. Les médias mainstream ont beaucoup changé. Liik prend le parti de l’apaisement. Contrairement à la France, où le public prescripteur est la ménagère de plus de 35 ans, au Maghreb ce sont les jeunes (20-35 ans). Nous avons réalisé plusieurs études de chaque côté de la Méditerranée, et constaté que les jeunes sont hyper connectés : pour les toucher, il faut passer par les réseaux sociaux. Et leur proposer des sujets de société peu clivants auxquels ils s’intéressent majoritairement.
Le monde méditerranéen est déjà interconnecté, et les préoccupations des jeunes Français et Maghrébins sont les mêmes : ils cherchent du sens dans leur travail, ils se demandent comment rester et apporter leur pierre à l’édifice dans leur pays natal, ce qu’ils peuvent créer. Il y a une puissance créatrice de l’autre côté de la Méditerranée qui est encore invisible : je prends l’exemple du rap maghrébin qui cartonne partout à l’étranger, et dont on parle peu ici. Liik veut mettre en évidence cette puissance, créer du lien et montrer ce qu’on a en commun.
Mon but à moi, c’est de promouvoir l’image de marque des Maghrébins à l’étranger, tout ce qui se fait de bien au Maghreb doit se voir dans le monde entier. Dans le monde anglo-saxon, il y a la pop-culture. Dans dix ou quinze ans ,il y aura la pop-Med. Regardez DJ Snake, lorsqu’il fait « Disco Maghreb » qui a cartonné dans le monde entier, il présente une autre image de l’Algérie et de la France. Et finalement, on le voit comme un méditerranéen.
Vous êtes assez critique vis-à-vis du journalisme et vous privilégiez la production de contenu. Quel est votre point de vue sur la situation des journalistes indépendants au Maghreb et sur l’état de la liberté de la presse ?
Je ne me sens pas légitime pour porter une critique des médias dans les pays du Maghreb, où je ne vis pas. Je ne suis ni un donneur de conseils ni un donneur d’avis. En revanche, je regrette que les médias français soient des médias d’opinion et non d’information. Et puis vous savez, je ne passe pas mon temps à donner mon point de vue sur les choses, je fais. J’ai plus de trente-cinq ans de carrière et pas une polémique sur le dos. Si je ne cherche pas à faire de l’info, c’est parce que je ne serais pas efficace. Néanmoins, il peut y avoir une dimension politique dans nos contenus : la protection de l’environnement, par exemple, est un sujet d’intérêt majeur pour les jeunes.
En tant que franco-algérien né en Kabylie ayant grandi en France, quel regard portez-vous sur le traitement médiatique des citoyens d’origine maghrébine en France, et du Maghreb en général ?
J’ai un jugement très dur sur les médias français. On voit bien qu’il y a une diabolisation. L’image des personnes d’origine maghrébine n’est pas positive dans les médias, parce qu’ils ne s’intéressent qu’aux choses qui ne vont pas. Certes, elles existent. Mais moi je préfère parler de la jeunesse qui construit, qui avance. Pour autant, Liik n’est ni un média communautaire ni un média militant, juste une plateforme d’exposition de la jeunesse maghrébine.
Selon vous, Liik est un média d’apaisement, de rassemblement. Trouvez-vous que les millenials ou la génération Z avec qui vous travaillez sont apaisés, eux qui sont assez engagés et radicaux ?
Vous prenez les choses à l’envers. C’est parce que les choses ne sont pas apaisées que Liik travaille dans le sens de l’apaisement. Nous, on essaye surtout d’être professionnel. Liik ne sera jamais un endroit où l’on vient traiter de polémiques ou de buzz. Être engagé, militant, c’est bien. Mais plutôt que de démontrer les choses, moi j’essaye de les montrer.
Avez-vous conscience d’être un modèle pour toute une génération, notamment en incarnant l’information sur le service public français ?
Je n’en avais pas conscience au moment où je le faisais, et c’est normal car je faisais le job, je ne me regardais pas moi-même. Depuis que j’ai arrêté, les gens m’en parlent beaucoup. C’est difficile de dire “oui je suis un symbole”, j’en ai pris conscience grâce à Liik en fait.
Justement, parlez-nous un peu du fonctionnement de Liik et de son développement ?
Liik se développe très vite, notamment en termes de nombre de vues et d’abonnés. Tous nos reportages sont réalisés par des journalistes locaux et de terrain. Mon ambition est de créer une boite de production de contenus, à part égale entre les deux rives de la Méditerranée. Mon rêve, c’est d’ouvrir des bureaux à Alger, Casablanca et Tunis, par exemple, mais que nos contenus soient partagés au niveau mondial. De toute façon, Liik est déjà un petit média mondial car les diasporas issues du Maghreb et de la Méditerranée sont extrêmement importantes, très efficaces, entreprenantes : ça aussi, c’est quelque chose que je souhaite montrer.
Sur un plan plus personnel, je dirige cette entreprise pour permettre aux jeunes de se former au digital et leur apprendre à transmettre. J’ai une équipe jeune, très diverse et j’essaye de partager avec eux le fait qu’on crée quelque chose en commun, au-delà des polémiques. Les polémiques, ça fait 35 ans qu’on en vit et si on continue comme ça, on n’engendrera que du négatif.
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