En Tunisie, anniversaire morose pour l’UGTT
Ce 20 janvier, la principale centrale syndicale tunisienne fête ses 78 ans. Un anniversaire célébré dans un contexte difficile, où la marge de manœuvre des contre-pouvoirs et des corps intermédiaires, à commencer par la sienne, se réduit comme peau de chagrin.
L’opération était prévue de longue date : pour son 78e anniversaire, célébré ce samedi 20 janvier 2024, la vénérable Union générale tunisienne du travail (UGTT) devait réintégrer son siège historique de la place Mohamed-Ali, à Tunis, qui a été entièrement restauré. Rendez-vous manqué : ce retour a été finalement décalé au mois de mars, les travaux ayant pris du retard. L’information peut sembler anecdotique. Elle fait pourtant écho à la situation préoccupante de la principale centrale syndicale tunisienne dont la discrétion, voire l’effacement, lors des derniers événements et manifestations, où l’on s’attendait pourtant à voir ses banderoles jaunes et rouges au premier rang, ont surpris.
Effet d’un contexte ou effet de l’âge ? Perçue comme une instance nationale et un partenaire social de premier plan, l’UGTT a accompagné les Tunisiens et leur a prêté main forte dans toutes les étapes émancipatrices de leur histoire, de l’indépendance jusqu’à la révolution de 2011 et la transition qui a suivi. Son absence a donc été particulièrement remarquée lors de la manifestation du 14 janvier contre le président Kaïs Saïed, à l’occasion du treizième anniversaire de la révolution, qui a réuni trois mille personnes avenue Bourguiba. Pour beaucoup, manifester pour les libertés et contre la précarité et les pénuries un 14 janvier sans l’UGTT est totalement incongru.
Quelles que soient les raisons de cette absence, l’UGTT manque. Avec un demi-million d’adhérents, elle était coutumière des coups de gueule, habituée à tempêter, gronder, menacer, et à se mêler aussi de politique. Une spécificité toute tunisienne ayant pour origine l’implication de cette centrale atypique dans la lutte pour l’indépendance, puis sa participation, au sein du Front national, à la première Assemblée constituante, en 1956. Si bien que nul n’a été étonné de la voir jouer un rôle dans les consultations menées après la révolution de 2011 pour aller vers une Constituante.
UGTT, un éternel fer de lance
Dans l’intervalle de ces deux moments constitutifs, elle a été aussi un contre-pouvoir qui a donné le coup d’envoi à de nombreuses mobilisations, notamment la grève générale du jeudi noir en janvier 1978 et les émeutes du pain en 1984. Elle sera ensuite bâillonnée par Ben Ali, qui aura particulièrement à l’œil la turbulente centrale et ses dirigeants.
Avec la révolution, elle opère une montée en puissance, tirant sa force de ses moyens, de ses structures et de son réseau, que les nouveaux partis politiques n’ont pas. L’UGTT devient omniprésente, se rapproche du patronat et poursuit son bras de fer avec les différents gouvernements lors des négociations sociales. Elle mène, au niveau régional ou sectoriel, d’innombrables mouvements de grève. Elle reste néanmoins celle qui a su se rallier en 2013 le patronat, l’Ordre des avocats et la Ligue de droits de l’homme au sein d’un Quartet pour éviter que la crise en Tunisie ne tourne à la guerre civile et imposer un dialogue national afin de définir une feuille de route pour finaliser la Constitution et aller vers des élections. Une initiative qui a valu au Quartet emmené par la centrale de recevoir le prix Nobel de la paix en 2015.
Forte de cette image d’organisme non partisan qui a su préserver les intérêts du pays en faisant preuve de sagesse, l’UGTT, alors plus populaire que jamais, aurait pu créer un parti, chose que le syndicat s’est bien gardé de faire pour éviter les amalgames. « Quelle que soit notre appartenance politique, nous sommes d’abord syndicalistes », clamait Houcine Abassi, son ancien secrétaire général, en 2016. « Le syndicat est au cœur de l’action politique », précise un sociologue, qui en veut pour preuve son recul depuis la mise à l’écart des corps intermédiaires par Kaïs Saïed après son coup de force du 25 juillet 2021.
Le silence indifférent de Kaïs Saïed
Dans une Tunisie que tous, à ce moment-là, considéraient en transition, il semblait inconcevable que les partis et les syndicats deviennent inopérants. Tous ont pensé, légitimement, que les relations et les rencontres avec le président allaient perdurer. C’était aussi par ignorance du projet dit de démocratie directe concocté par Kaïs Saïed, dans lequel les acteurs traditionnels de la démocratie participative ne sont plus sollicités jusqu’à ce qu’ils comprennent qu’ils n’ont plus lieu d’être.
L’unique réponse aux propositions de l’UGTT et à ses nombreuse tentatives de lancer un dialogue national a donc été un silence indifférent. Le même qui a prévalu, en octobre 2023, lorsque le secrétaire général, Noureddine Taboubi, a relevé l’absence de réponse du gouvernement à ses propositions de reprise des négociations salariales dans la fonction publique, selon l’accord préalable portant sur 3,5 % d’augmentation établi en 2022. S’il avait encore un doute sur le peu de cas que fait Kaïs Saïed de l’UGTT, l’air lointain affiché par le président à la commémoration de l’assassinat de Farhat Hached, le 5 décembre 2023, ainsi que son mutisme, dont il n’est sorti que pour donner un cours d’histoire sur le syndicat à ses dirigeants, aura suffi à le lever.
Malgré ce silence, la centrale – qui reste représentative du peuple tunisien et conserve une indéniable capacité à rassembler – ne s’est pas laissée dompter facilement. Mais les arrestations à répétition de plusieurs syndicalistes – sur la foi d’accusations allant d’un post malheureux ou d’une vidéo tendancieuse sur les réseaux sociaux à une critique trop acerbe d’un dirigeant ou d’une décision, jusqu’à des motifs plus graves comme la corruption – ont singulièrement refroidi les membres de l’UGTT. Désormais tous se taisent, craignant que leurs propos ne soient instrumentalisés, interprétés, et ne tombent sous le coup du décret 54 dont les autorités font un usage abondant.
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