À la mémoire d’Emmett Till et de tous les lynchés d’Amérique
Avec « Châtiment », le romancier africain-américain Percival Everett livre un polar satirique percutant, au cœur de l’Amérique raciste. À la fois sinistre et drolatique, un texte essentiel.
Bryant et Milam. Deux noms de famille qui éveillent un souvenir lointain. Quelque chose de sombre et douloureux. Mais quoi ? Et cette ville américaine du nom de Money, à quelle tragédie est-elle rattachée déjà ? Le temps de quelques phrases courtes et enlevées, Percival Everett nous maintient dans le flou. Le premier chapitre de Châtiment (The Trees, en anglais) raconte, avec un humour grinçant, une cocasse et anodine scène familiale au cœur de l’Amérique profonde.
Mais avant de passer au chapitre II, quelques mots viennent chatouiller notre mémoire. Mamie Carolyn, dite Mamie C, n’a pas l’air dans son assiette. Ses proches lui demandent à quoi elle pense. « Mamie C avait de nouveau les yeux dans le vide », écrit Everett. « À un truc que je regrette. Quand j’ai menti sur ce gamin noir il y a des années. […] J’ai causé du tort à c’petit négro. Comme ça dit dans le livre saint, on récolte ce qu’on sème. […] Moi, j’ai pas dit qu’il m’avait dit un truc, c’est Bob et J.W. qu’ont affirmé ça, alors j’ai suivi. Mon dieu, que je regrette. Ce qu’il pouvait les détester, les nègres, J.W. »
Enfant supplicié puis tué
Mine de rien, l’essayiste et romancier africain-américain a, en quelques lignes, égrené suffisamment d’indices pour rouvrir une page sombre de l’histoire des États-Unis. J.W. Milam, Roy et Carolyn Bryant, Money, Mississippi. Ces noms et ce lieu renvoient au meurtre d’Emmett Till, un gamin noir de 14 ans, assassiné le 28 août 1955. Selon Carolyn Bryant, qui tenait seule son épicerie quatre jours plus tôt, le jeune adolescent aurait eu à son encontre des propos déplacés. À son retour, son mari Roy décide de faire payer à l’adolescent cet affront supposé.
Avec son demi-frère, J.W. Milam, ils enlèvent Emmett Till chez son oncle, le 28 août à 2 h 30 du matin, le conduisent dans le hangar d’une plantation du comté voisin de Sunflower et le battent violemment à coup de crosses de révolver. Puis, ils l’entraînent au bord de la rivière Tallahatchie près de Glendora où, après l’avoir forcé à se déshabiller, ils lui brisent les deux poignets et un fémur, et l’abattent de plusieurs balles de calibre 45 dans la tête. Comme si cela ne suffisait pas, ils lui entourent le cou de fil de fer barbelé, leste son corps avec un ventilateur de trieuse à coton et le jette à l’eau… Leur procès aura lieu en septembre : Milam et Bryant seront, bien entendu, acquittés. Et Carolyn Bryant ne reconnaîtra avoir menti qu’en… 2017.
Le meurtre atroce d’Emmett Till a choqué une partie de l’Amérique – une partie seulement, oserait-on dire – et a inspiré de nombreuses œuvres, dont l’excellent livre de John Edgar Wideman, Écrire pour sauver une vie (Writing to Save a Life: The Louis Till File), et le récent film de la réalisatrice américaine d’origine nigériane Chinonye Chukwu (Emmett Till). La plupart des livres, poèmes, chansons consacrés au jeune martyr évoquent le crime dont il fut victime. Percival Everett, lui, propose le châtiment.
Dans les chapitres qui suivent la querelle familiale chez les Bryant et Milam, deux meurtres atroces se produisent coup sur coup, frappant les descendants des meurtriers d’Emmett Till. Dans les deux cas, la scène de crime – horrible – est la même. L’homme blanc est retrouvé mort, étranglé par du fil de fer barbelé et les testicules tranchées. Et, aussi étrange que cela puisse paraître, il y a à côté de lui un homme noir, mort lui aussi, tenant dans sa main lesdites testicules…
Emploi du « n word »
On n’en dira pas plus, mais à partir de cette entrée en matière sordide, Percival Everett mène à fond de train une intrigue grinçante qui voit débarquer deux flics noirs du Mississippi Bureau of Investigation (MBI), puis une confrère du FBI, noire elle aussi, chez les « Rednecks » de Money, où les idées du Klu Klux Klan ont la vie dure. L’arrivée des trois Africains-Américains dans une ville où l’on n’a pas perdu l’habitude d’employer le « n word » provoque toute une série de situations où le drolatique le dispute au sinistre.
Everett n’a pas son pareil pour camper une incroyable galerie de personnages – et multiplier les dialogues aussi vifs que percutants. « Et vous, qu’est-ce que vous faites au, comment déjà, au MBI ? C’est drôle. / On est dans le Mississippi, dit Éd. Il vaut mieux qu’il y ait un noir pour surveiller les Blancs du coin. Parce que pour beaucoup de ces tarés, on est toujours en 1950. / Putain, tu peux dire 1850, fit Jim. / Il n’y a pas qu’ici, dit Hind. »
Sans temps mort, Percival Everett provoque éclats de rire (jaune) et grimaces de dégoût au fur et à mesure que l’enquête se poursuit et que les meurtres se multiplient. Et puis, au milieu du livre, il ose cette chose incroyable : remplir 10 pages avec une seule interminable colonne de noms. Pas n’importe quels noms : des noms d’Africains-Américains lynchés, qu’une centenaire de Money, Mama Z, a réunis et qu’un jeune chercheur s’acharne à recopier à la main.
« Quand j’écris leurs noms, ils deviennent réels, et plus seulement des statistiques. Quand j’écris leurs noms, ils deviennent réels de nouveau. C’est presque comme s’ils obtenaient quelques secondes de plus ici-bas. Vous voyez ce que je veux dire ? Je n’aurais jamais été capable d’inventer tant de noms. Les noms doivent être réels. Ils doivent l’être. N’est-ce pas ? » Dans ces quelques phrases repose l’essentiel de Châtiment – dont il faut rappeler que le titre original est « Les Arbres », ces arbres où souvent pendent d’« étranges fruits ». D’ailleurs tous ces hommes s’éveillent (« Wake up »), se redressent, se mettent debout et offrent au roman un final digne des meilleures séries Z. À lire de toute urgence !
Châtiment, de Percival Everett, traduit par Anne-Laure Tissut, Actes Sud, 368 pages, 22,50 euros
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