Pascal Boniface : « Le sportwashing n’existe pas »
Auteur de plusieurs ouvrages sur la géopolitique du sport, Pascal Boniface revient sur l’étroite imbrication entre ballon rond et affaires panafricaines, alors que la 34ème édition de la Coupe d’Afrique des nations (CAN) bat son plein en Côte d’Ivoire.
L’ACTU VUE PAR – Les compétitions sportives sont-elles un reflet de l’environnement politique d’un pays, voire d’un continent ? Pour Alassane Ouattara, l’organisation de la Coupe d’Afrique des nations (CAN) aura été une affaire de longue haleine. Attribuée à la Côte d’Ivoire en 2014, la 34e édition de la compétition continentale a nécessité la construction de nombreuses infrastructures d’accueil et de transport pour un coût total de 1,5 milliard d’euros.
Sport et politique, et parfois même diplomatie, sont étroitement liés dans une compétition qui mêle, depuis sa création, revendications nationalistes et panafricanistes. Directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), le géopolitologue français Pascal Boniface décrypte pour Jeune Afrique les enjeux politiques de la CAN, dont le coup d’envoi a été donné le 13 janvier.
Jeune Afrique : Alors que la CAN se déroule en Côte d’Ivoire, qu’est-ce que cette compétition représente pour le rayonnement et le soft power du continent, notamment sur la scène footballistique mondiale ?
Pascal Boniface : Cette compétition, qui était mineure et pour laquelle les joueurs avaient des difficultés à obtenir la possibilité d’y participer par leur club, a pris une importance de plus en plus forte. Entre 1 et 1,5 million de visiteurs sont attendus en Côte d’Ivoire.
Auparavant, seul un public national venait pour les compétitions. Désormais, il est non seulement africain mais également mondial. Surtout, la compétition est retransmise dans plus de 150 pays. La CAN, de par la qualité et la notoriété des joueurs qui y participent, est beaucoup plus suivie qu’auparavant. On en parle dans tous les pays européens, puisque les clubs ont des footballeurs de très haut niveau qui participent à la CAN.
On voit bien qu’il y a une mondialisation du football dans le sens où les joueurs africains, qui sont souvent les grandes vedettes du championnat européen et qui ont une notoriété africaine et mondiale, viennent représenter leur pays pour la CAN. Grâce aux règles de la Fifa qui a imposé aux clubs de libérer les joueurs aux dates internationales, les meilleurs joueurs africains peuvent participer. La CAN est plus visible, elle attire plus de talents. Elle est donc plus spectaculaire et plus regardée.
Il semble pourtant toujours y avoir, d’un côté, un monde occidental avec un sport plus riche et plus attractif, et de l’autre, des pays du Sud réputés moins attrayants…
Cette logique binaire s’applique beaucoup plus pour les clubs que pour les équipes nationales. Pour le moment, le Maroc est la seule équipe africaine à être parvenue en demi-finale d’une Coupe du monde de football – un exploit remarquable –, mais on voit un progrès régulier des sélections nationales du continent. Par contre, pour ce qui est des résultats en clubs, on voit que les meilleurs joueurs africains sont toujours attirés par les institutions européennes. C’est en effet là qu’il y a le plus d’argent.
Un changement de paradigme s’est toutefois opéré avec l’arrivée en masse et en force de l’Arabie saoudite, qui peut désormais concurrencer les clubs européens. Ces derniers, qui ont pillé les pays africains et latino-américains à partir des années 1980-1990, sont à leur tour pillés par l’Arabie saoudite.
Pour les nations africaines, l’organisation et la participation à de tels évènements est-elle aussi un moyen d’unifier leurs populations ?
Lors des indépendances, l’équipe nationale de football permettait de donner un ciment à l’identité nationale encore faible dans les pays africains. En 2005, la qualification au Mondial de la Côte d’Ivoire a imposé aux responsables politiques un agenda de paix. C’est loin d’être une spécificité africaine : quand la compétition commence, il n’y a plus de différences de classe sociale ou de richesse, de genre, de droite ou de gauche, de religion…
Tout le monde soutient l’équipe nationale, du chef d’État à celui qui habite dans les quartiers les plus défavorisés. Le sport représente ce paradoxe d’être à la fois totalement mondialisé et en même temps, alors que la mondialisation vient un peu servir d’acide sur l’identité nationale, de recréer de l’identité nationale et de l’affection nationale.
Tout le Maroc était très fier de pouvoir recevoir la Coupe du monde de 2030. Il y a deux types de fierté : un bon parcours de l’équipe nationale dans une compétition et le fait d’obtenir le droit d’organiser la compétition.
Quels sont les enjeux de l’organisation de la Coupe d’Afrique des nations pour la Côte d’Ivoire ?
Il y a toujours à la fois un enjeu national et international. L’enjeu national est de pacifier et de créer de bonnes vibrations dans le pays afin que les facteurs d’unité l’emportent sur les facteurs de division – du moins le temps de la compétition.
Au niveau international, c’est l’occasion de montrer qu’on est capables d’accueillir des sélections de pays très différents, des supporters et des journalistes du monde entier. C’est le moment de montrer ses réalisations et son meilleur visage au reste du monde.
Est-ce que le fait d’être accepté en tant que pays hôte revêt aussi une signification particulière, le signe d’une forme d’acceptation de la communauté internationale pour des régimes politiques parfois critiqués ?
Ce qu’on appelle le « sportwashing », soit le fait de masquer les aspects les plus critiquables d’un régime par le sport, n’existe pas. La visibilité engendrée est à double tranchant parce qu’elle s’applique également aux aspects les plus négatifs d’un régime. On le voit par exemple dans le cas de l’Arabie saoudite, qui est le pays mettant le plus d’argent sur la table pour régler les compétitions : ça ne fait pas taire les critiques sur la nature du régime saoudien, au contraire.
Les populations ne sont pas dupes. Elles font un distinguo entre le dirigeant qu’elles n’apprécient pas et l’équipe. Si un chef d’État fait de la récupération de manière trop ostensible, cela contribuera même à augmenter son impopularité. Si l’on voit surtout que c’est pour rattraper des actions politiques très contestables, ça ne suffira pas à réparer les dégâts.
Ce n’était pas le cas au Maroc, lorsque le roi a accueilli les joueurs de retour de la Coupe du monde. Mohammed VI n’est pas contesté. S’il l’avait été, le parcours de l’équipe nationale n’aurait pas suffi à rétablir sa situation. Là, la rencontre est venue contribuer à renforcer la légitimité et la popularité du souverain.
Dans votre ouvrage La Terre est ronde comme un ballon (Géopolitique du football), vous écrivez : « Le football est souvent un signe annonciateur d’évolution géopolitique majeure. » Pouvez-vous développer ?
Le nationalisme est parfois moins visible politiquement qu’à travers le football. L’équipe d’Algérie, qui a joué de 1958 à 1961 sans être reconnue par la Fifa, annonçait l’indépendance du pays. L’équipe avait les meilleurs joueurs algériens, rencontrait soit des clubs soit des sélections régionales, et pendant trois ans, elle a incarné l’indépendance algérienne. On jouait l’hymne, on montrait le drapeau : c’était une façon de montrer les couleurs de l’Algérie avant même qu’elle existe comme État.
De même qu’en Tunisie, en Algérie ou en Égypte, les « ultras » du football ont joué un rôle moteur dans les révolutions sur place parce qu’ils étaient organisés et habitués à se frotter aux forces de l’ordre. C’est pour ça que tous ceux qui disent que le football est l’opium du peuple, qu’il vient anéantir les revendications politiques, se trompent.
Dans les stades, on peut contester le régime, alors qu’on ne le peut pas toujours dans la rue. Lors des Printemps arabes, les supporters ont été à la pointe de la contestation des régimes en place.
Quelle est la spécificité de cette édition ?
Comme lors de la Coupe du monde au Qatar, il va falloir voir si, et jusqu’à quel point, la cause palestinienne va être mise en avant par certaines sélections. C’est le sujet géopolitiquement le plus chaud.
Vous avez écrit : « Le football est un élément constitutif des relations internationales contemporaines que l’on ne peut plus limiter aux seules relations diplomatiques entre États. Il n’est, en effet, pas d’aspect desdites relations qui ne puisse être appliqué au football. » Qu’entendez-vous par là ?
Lors d’une compétition, le chef d’État du pays organisateur reçoit les chefs d’État des pays des équipes qualifiées. Très souvent, les compétitions internationales sont l’occasion de contacts politiques. On peut aussi organiser des matchs pour dire que la situation s’améliore entre deux pays.
Le sport et le football peuvent donc être des instruments diplomatiques et de « nation branding » – c’est-à-dire que les footballeurs sont des ambassadeurs de leur pays et font briller ses couleurs. Ils unissent la nation parce que chaque citoyen peut se reconnaître en eux plus facilement que dans un ministre ou un ambassadeur. Les footballeurs permettent à un État de faire sa propre promotion et d’être un point sur une carte grâce au talent de ses sportifs.
La CAN a aussi été une manière de lutter contre le colonialisme et le néocolonialisme. Y a-t-il aujourd’hui encore des traces de cette lutte ?
On en retrouve la trace quand les sélections nationales insistent pour que les joueurs soient libérés et que les clubs qui en sont les patrons ne viennent pas les empêcher de participer à la Coupe d’Afrique des nations. Des joueurs qui très souvent gagnent des sommes extrêmement importantes dans leur club viennent gratuitement pour porter le maillot de l’équipe nationale. Ils paient même parfois de leur poche pour pouvoir participer ou aider des joueurs moins riches qu’eux.
Les grandes vedettes des championnats européens sont prêtes à aller au bras de fer avec leur club pour pouvoir participer à la CAN, alors qu’il n’y a pas d’enjeux financiers mais simplement un enjeu de sentiment national et d’attachement patriotique. Georges Weah en son temps payait tous les billets d’avion de ses coéquipiers. Didier Drogba l’a fait également.
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