23 janvier 1846 : quand la Tunisie abolissait l’esclavage

Le 23 janvier 1846, il y a donc 178 ans, la Tunisie devenait le premier pays arabo-musulman à rejoindre le camp abolitionniste et à interdire officiellement l’esclavage. Une grande avancée qui n’était pourtant pas dépourvue d’arrière-pensées, y compris chez ses promoteurs européens, et qui a mis du temps à entrer véritablement en vigueur.

Construit en 1612, Souk El Berka à Tunis était destiné à la vente des esclaves venus d’Afrique subsaharienne. © DR

Construit en 1612, Souk El Berka à Tunis était destiné à la vente des esclaves venus d’Afrique subsaharienne. © DR

Publié le 23 janvier 2024 Lecture : 5 minutes.

En décrétant l’abolition de l’esclavage le 23 janvier 1846, Ahmed Bey, le souverain de Tunis, ne pensait pas que sa décision allait avoir autant d’écho en Europe et lui valoir autant de félicitations. Dix jours plus tard, le 2 février, au palais du Bardo, Thomas Reade, consul général de Grande Bretagne conduit une délégation où figurent les membres du consulat, James Richardson, président de la British and Foreign Anti-Slavery Society (BFASS) et l’explorateur James Holman, porteurs de messages et pétitions de soutien. Une visite qui a des allures de cérémonie officielle en présence du Premier ministre, Mustapha Khaznadar, d’Ahmed Ibn Abi Dhiaf, secrétaire privé du bey, de Giuseppe Raffo, ministre des Affaires étrangères, et d’Antonio Bogo, ministre chargé des résidents européens.

Certains, toutefois, ne sont pas dupes : Thomas Reade, ancien geôlier de Napoléon et grand pourvoyeur d’antiquités pour le British Museum, devenu consul de Grande Bretagne à Tunis, cherche surtout à parachever son œuvre. Le représentant de la reine Victoria a œuvré depuis 1841 pour obtenir du souverain de Tunis qu’il consente à l’abolition de l’esclavage. La manœuvre a finalement réussi grâce à Mohamed Ben Ayed, « l’un des principaux courtisans de son altesse le bey », « personnage le plus opulent et influent du royaume de Tunis », mais aussi allié stratégique de la couronne britannique; dont il était le protégé. D’intrigues de palais en discussions théologique et humaniste mais aussi dans un contexte de changement géopolitique – avec, en 1830, la colonisation par la France de l’Algérie -, le souverain husseinite se laisse convaincre.

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Cet après-midi de l’hiver 1846, après le café, Ahmed Bey a tout de même du mal à contenir son émotion et ressent une sorte d’embarras face aux propos particulièrement flatteurs du voyageur James Richardson : « Nous sommes convaincus que votre altesse a obtenu plus d’honneur pour cet acte en faveur de l’abolition de l’esclavage que n’importe quel prince musulman n’a jamais acquis par la guerre ou la conquête, ou par la promotion des arts ou de la science, et nous sommes persuadés que si votre altesse continue ce grand travail d’émancipation pour l’Afrique, le nom de votre altesse sera couvert de gloire. »

Le bey s’étonne par des exclamations en italien et en arabe de ces louanges puis rétorque en portant sa main à sa poitrine : « Je l’ai fait de bon cœur » et « Je ne manquerai pas de saisir toutes les opportunités qui sont en mon pouvoir pour améliorer les conditions des noirs d’Afrique. J’ai commencé avec plaisir l’abolition de l’esclavage et je ne cesserai de poursuivre le grand travail d’émancipation que lorsque j’aurai extirpé l’esclavage de mon royaume. »

La menace ottomane

Le bey, dans son costume de précurseur, est de bonne foi. Quant à Thomas Reade, il est rusé comme un renard. Depuis leur rencontre en 1841, les deux hommes s’apprécient et Reade a rapidement pu vérifier l’ascendant qu’il exerce sur son interlocteur. Notamment un jour d’avril 1841 où, après que les deux hommes ont discuté de la servitude, Ahmed Bey fait libérer tous les esclaves qu’il possède avant même que Reade ait franchi les portes du palais, et fait fermer le souk aux esclaves de Tunis. Il faudra néanmoins encore quatre ans de pourparlers pour que l’esclavage soit aboli, en 1846, soit treize ans après que la mesure a été adoptée par la Grande-Bretagne.

Le dirigeant tunisien a, lui aussi, quelques idées derrière la tête. Craignant, à juste titre, que la France soit tentée de mettre la main sur son pays – ce qu’elle fera en 1881 – et soumis à la pression de la Sublime Porte, qui ne voulait pas renoncer à sa domination sur les provinces ottomanes de la rive sud de la Méditerranée, Ahmed Bey, décide de se rapprocher de la Grande-Bretagne, seule puissance à même de garder à distance les Français et les Turcs. En faisant ce choix, il ignore toutefois qu’il fait en réalité le jeu des Anglais et de Thomas Reade. Car en poussant la Tunisie à abolir l’esclavage, et loin de toute motivation humaniste, ils espèrent surtout contribuer à la déstructuration d’un Empire ottoman qui ne pouvait rivaliser en Méditerranée avec une puissance et un rival commercial de plus. Ce que ni Ahmed Bey ni Thomas Reade n’ont cependant évalué, c’est la portée de ce décret et les conséquences sur le Moyen-Orient tout entier du morcellement de l’Empire ottoman sous la férule britannique.

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Pour les historiens, la décision du bey est cependant avant-gardiste et annonce l’ère réformiste en Tunisie, mais également un changement de modèle économique. Avec la fin de la course en Méditerranée – dont le royaume de Tunis tirait d’importants subsides – l’esclavage avait perdu de son ampleur mais demeurait encore une ressource dans les années 1840. Il avait toutefois perdu de son importance depuis qu’en 1816, plusieurs pays européens avaient menacé de représailles ceux qui continueraient à s’y livrer.  Les captures d’esclaves en mer avaient alors cessé et les prisonniers avaient été progressivement affranchis. Certains d’entre eux ont ensuite occupé, sous la désignation de « mamelouk », de hautes fonctions administratives ou militaires.

Mais la traite transsaharienne, avec la complicité de fonctionnaires du sérail et de certains consuls européens, a continué à fournir les marchés aux esclaves de l’Empire ottoman. Si bien qu’en 1840, la Tunisie comptait environ 100 000 esclaves originaires d’Afrique pour une population de 1,1 million d’âmes. Certains d’entre eux, avant 1846, fuyaient leurs maîtres et se réfugiaient dans les zaouïas, édifices religieux honorant un saint homme, ou auprès des consulats étrangers.

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Une mesure en trompe-l’oeil

Quant à la population tunisienne de l’époque, elle est restée indifférente à la promulgation de l’abolition, faute de condamnation de l’esclavage par les religieux, de débat public sur le sujet et de prise de conscience des problèmes qu’il posait. Les esclaves eux-mêmes semblaient atteints du syndrome de Stockholm : beaucoup n’ont pas voulu quitter les familles qui les entretenaient tandis que certains maîtres, surtout dans les régions du Sud, se sont opposés à la libération des esclaves en exhibant des contrats de mariage ou en feignant d’avoir oublié de les affranchir.

Portrait d’Ahmed Bey, bey de Tunis de 1837 à 1855, réalisé par le peintre suisse Charles Gleyre en 1846. © Wikipedia

Portrait d’Ahmed Bey, bey de Tunis de 1837 à 1855, réalisé par le peintre suisse Charles Gleyre en 1846. © Wikipedia

Mohamed Bey, successeur d’Ahmed en 1855, a ensuite hérité d’un pays lourdement endetté auprès des Européens et n’a pas veillé au respect de l’abolition. La reprise de la pratique de l’esclavage, qui n’a en réalité jamais vraiment cessé, a alors été perçue par les puissances européennes comme une provocation. Il faudra finalement l’installation du protectorat pour que l’abolition de l’esclavage en Tunisie devienne une réalité.

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