Quand Carthage régnait sur le commerce méditerranéen
Faire de l’espace méditerranéen une vaste zone de paix, de libre-échange et de prospérité partagée ? S’il est souvent évoqué par les responsables politiques contemporains, ce rêve n’a rien de nouveau. Et il a longtemps inspiré la grande rivale de Rome, Carthage.
Pour comprendre Carthage et les Carthaginois, impossible de ne pas évoquer les Phéniciens. Qui sont-ils ? L’histoire scolaire le résume en une seule phrase nominale : les inventeurs de l’alphabet. Certes, mais c’est un peu court. Venus des rivages du Liban actuel, les Phéniciens sont aussi les fondateurs de Carthage, vers le IXe siècle avant J.-C., puis d’une ribambelle de comptoirs sur la rive sud de la Méditerranée.
« On sait peu de choses de la Carthage phénicienne, résume l’historien Hédi Dridi. Le premier habitat se trouvait vraisemblablement au pied de la colline de Byrsa […]. Au cours de la deuxième moitié du VIIIe siècle les fondations coloniales phéniciennes se multiplient, à Malte, en Sicile (Motyé, Palerme), dans le sud de la Sardaigne, en Andalousie. »
Très vite, Carthage vole de ses propres ailes. Elle reprend le flambeau impérial des Phéniciens. Et les historiens s’accordent à voir en 654 avant J.-C. – avec la fondation d’Ibiza – le point de départ de l’empire carthaginois et de ce qu’il est convenu d’appeler la pax poena (« paix carthaginoise »). Une expression qui n’est pas à prendre à la légère. Car si de la pax romana à la pax britannica, en passant par la pax americana qui prévaut depuis la fin de la guerre froide, les périodes de paix sont trop souvent fondées sur la suprématie militaire, il en fut autrement de la pax poena.
Commerçants ou escrocs ?
À l’époque, en effet, la paix repose avant tout sur un système d’échanges, d’abord fondé sur le troc. Le négoce et les transactions commerciales sont la marque-même de Carthage. La princesse phénicienne Elissa (ou Elyssa) n’est-elle pas la fondatrice de la cité ? Son premier lien social avec les indigènes n’a-t-il pas été un échange, ou, plus précisément, une duperie ? Car si les Phéniciens, puis les Carthaginois, allant de mouillage en mouillage, font de nombreuses affaires avec les autochtones, leur spécialité est plutôt de vendre de la camelote, dans une logique que les économistes contemporains qualifieraient de one shot.
Un concept issu de la théorie des jeux, dans laquelle les économistes postulent qu’un échange repose toujours soit sur un rapport de confiance, soit sur une trahison. Et fort logiquement, moins la probabilité de revoir son acheteur est grande, plus la tentation de le trahir augmente. Les commerçant carthaginois, qui pratiquaient le cabotage, avaient peu de chance de jeter l’ancre deux fois de suite au même endroit et n’avaient donc guère de scrupules à arnaquer les populations.
Faut-il pour autant penser que tout le commerce carthaginois était une escroquerie aussi vaste que la Méditerranée ? Rien n’est plus faux. À preuve, l’installation de comptoirs réguliers, où les échanges entre négociants carthaginois et berbères seront constants. La réputation tenace de malhonnêteté des commerçants carthaginois, qui doit beaucoup aux écrits d’Homère, doit donc être considérée avec la plus grande circonspection.
L’historien grec Hérodote est sans doute plus crédible lorsqu’il écrit qu’ « il y a en Libye, au-delà des Colonnes d’Hercule, un pays qu’habitent des hommes. Lorsque les Carthaginois arrivent chez ces peuplades, ils déchargent leurs marchandises, les rangent le long du rivage, puis remontent à bord et allument des feux pour faire voir la fumée. Lorsque les indigènes voient la fumée, ils viennent sur le bord de la mer, placent de l’or vis-à-vis des marchandises et s’éloignent. Les Carthaginois débarquent de la mer et vont se rendre compte : si l’or leur semble égal au prix des marchandises, ils le prennent et s’en vont, sinon ils remontent à bord et attendent […]. Ni les uns ni les autres ne sont malhonnêtes : les Carthaginois ne touchent pas à l’or tant qu’il ne leur paraît pas payer leurs marchandises, et les indigènes ne touchent pas aux marchandises avant les Carthaginois aient pris l’or. »
Commerce muet
C’est ce qu’on appelle alors le « commerce muet ». L’échange repose sur la confiance, il s’effectue à distance, sans la moindre interaction verbale, encore moins physique. On peut en déduire que les Carthaginois d’alors ne sont guère intéressés par l’arrière-pays, et que seuls les intéressent les bénéfices – or et métaux précieux avant tout – qu’ils peuvent tirer du négoce. En échange, ils fournissent principalement des objets de luxe à l’aristocratie numide, maure ou ibérique. Bijoux, parfums, verroterie, riches étoffes, statuettes, ivoire ou armes. En tout cas durant la période précoloniale. Plus tard, les Carthaginois progresseront partiellement vers l’intérieur des terres.
Revenons au commerce. Cet échange muet a-t-il été la norme de l’expansion commerciale carthaginoise ? Examinons les faits. Les Carthaginois vont ainsi installer, tout autour de la Méditerranée, des comptoirs plus ou moins pérennes. La côte nord-africaine en sera parsemée jusqu’au rivage atlantique du Maroc actuel, avec Lixus (l’actuelle Larache). Il en sera de même des îles entre l’Afrique et la Sicile, avec Malte, Gozo, Lampedusa et Pantelleria. Plus loin encore, sur le pourtour septentrional de la Méditerranée, dans la péninsule ibérique, ce sera Gadir (ou Gadès, Cadix actuellement). Carthagène, la « nouvelle Carthage », est aussi fondée dans l’Espagne actuelle.
Ces implantations ne sont pas le fruit du hasard. Elles sont systématiquement éloignées l’une de l’autre d’une quarantaine de kilomètres, soit la distance que pouvait parcourir en une journée un bateau faisant du petit cabotage – sachant que les Carthaginois pratiquaient la navigation de nuit, se guidant grâce à la Petite Ourse (que les Grecs appelaient Phoiniké, c’est-à-dire « la Phénicienne »). Ce chapelet de comptoirs disséminé de la Méditerranée centrale à la Méditerranée occidentale forme ce que l’on a appelé les « échelles puniques » : un ensemble de cités liées à Carthage par le commerce.
« L’installation des “échelles puniques” s’explique avant tout par la raison qu’elles étaient des relais vers des régions riches en métaux précieux, souligne l’historien François Decret. Il ne faut pas perdre de vue que la prospérité de Carthage était essentiellement fondée sur l’importation des métaux : fer, cuivre, plomb, étain, argent, or. Grâce à ce commerce, l’État punique devint, à une époque, le plus riche de la Méditerranée. »
Marché commun et monnaie unique
Ajoutons que ce qui s’apparente à une version antique d’un marché commun méditerranéen utilisait aussi une sorte de monnaie unique. « Dans un petit morceau de cuir, ils enveloppent quelque chose qui est de la grosseur d’un statère, mais ce qu’est la chose enveloppée, voilà ce que savent seulement ceux qui sont employés à cette fabrication. On appose un sceau sur la pièce de cuir et cela circule comme de la monnaie […]. Mais cette monnaie fiduciaire ne pouvait être employée que dans Carthage et dans les villes ou pays soumis à sa domination », explique l’historien Stéphane Gsell.
C’est ainsi qu’autour de Carthage s’est développé un « marché commun » très prospère. Une opulence et un faste qui ne plairont que très modérément à une autre puissance de Mare Nostrum : Rome. Les armes romaines finiront par avoir le dernier mot. Avec la troisième guerre punique, en 146 av. J.-C., c’en est fini du premier marché intégré méditerranéen englobant le Sud et le Nord dans un seul espace. Un projet que les responsables politiques d’aujourd’hui ont du mal à imaginer, et qui a pourtant bel et bien existé !
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