Sarah Rivens, l’Algérienne captive des contradictions de la « dark romance »

Phénomène littéraire stupéfiant, la jeune romancière algérienne a déjà séduit plus de 700 000 fans avec ses histoires d’amour subversives. Refusant l’exercice de l’interview, elle bénéficie néanmoins d’un plan marketing hors normes pour le lancement de sa nouvelle œuvre, « Lakestone ».

L’écrivaine algérienne Sarah Rivens, à Paris, le 8 novembre 2023. © Olivier Dion/LH/Opale

L’écrivaine algérienne Sarah Rivens, à Paris, le 8 novembre 2023. © Olivier Dion/LH/Opale

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Publié le 9 mars 2024 Lecture : 8 minutes.

Cinquième autrice la plus vendue en France, avec 700 000 exemplaires écoulés, 160 000 abonnés sur Instagram, onze traductions, 200 millions de vues sur TikTok, 23 millions de lectures sur Wattpad… Le communiqué de presse qui nous convie au lancement de Lakestone, première partie d’une nouvelle trilogie, égrène le palmarès du phénomène littéraire Sarah Rivens comme un speaker déclamerait celui d’une championne avant un combat de boxe. Et, en effet, c’est à un poids lourd de l’édition française que nous avons affaire. Après le carton de Captive, la jeune écrivaine algérienne relève le gant sur le ring littéraire : Lakestone a écrasé la concurrence par K.-O. et a décroché le titre de numéro un des ventes.

Pop-up immersif pour Sarah Rivens

À autrice exceptionnelle, événement exceptionnel. Un pop-up immersif s’est déroulé, trois jours durant, en janvier, au Carreau du Temple, à Paris. Sarah Rivens s’est inspirée du chanteur britannique Harry Styles, dont elle est fan. Il a fallu un an de préparation pour reconstituer les cinq pièces du roman.

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On entre dans The Box, la boîte de nuit mal famée, ensuite dans la chambre de Kai, puis dans la mystérieuse salle aux miroirs… Le souci du détail est impressionnant : on y trouve des cahiers de dessin dans les tiroirs d’une commode remplie de vêtements, un lit, des enregistrements audio, une bibliothèque où sont rangés pêle-mêle des livres d’Edmond Rostand, Fiodor Dostoïevski, Albert Camus, Daphné du Maurier, Stephen King, Bernard Werber, Véronique Ovaldé, Lætitia Colombani… On sourira en découvrant un nom bien connu s’afficher sur l’écran d’un téléphone portable qui sonne : Asher Scott, l’un des héros de Captive.

Goodies en veux-tu en-voilà

Tout a été pensé dans les moindres détails, y compris les goodies : le tote bag à 19,90€, le marque-page à 7,90€, la planche de stickers à 6,90€, l’affiche à 8,90€, le cahier à 7,90€, le set de six crayons à 8,90€, la tasse à 18,90€, le porte-clé à 4,90€… et, on allait l’oublier, le livre à 20€. Plusieurs milliers d’exemplaires remplissent les étagères dans les pièces du pop-up store qui, comme son nom l’indique, est un magasin. Le phénomène littéraire est aussi un phénomène commercial. Si l’événement est déconseillé aux moins de 16 ans, on peut se demander s’il s’agit d’une mise en garde ou d’une technique de vente. Montrez la ligne rouge, et les esprits rebelles voudront aussitôt la franchir.

La transgression, au cœur même du roman, peut être un argument pour éveiller la tentation des lectrices. Nous utilisons le féminin car Sarah Rivens est lue – beaucoup lue – par des femmes, et même par des collégiennes. On portera à son crédit qu’elle détourne la jeune génération des écrans.

La lecture des quelque 800 pages de Lakestone demande de la concentration, même si la répétition de certaines situations fait figure d’aide-mémoire. Le livre est dédié « à toutes les Iris »– le prénom de l’héroïne. Cette dédicace tisse-t-elle un lien avec la réalité ? Nous aurions aimé connaître le point de vue de l’autrice, mais, bien qu’elle se soit montrée sympathique et disponible au cours de cette matinée – tout comme l’ensemble de sa maison d’édition –, elle a refusé que nous l’interviewions après qu’on lui a envoyé nos questions, à sa demande. Son autre pseudonyme (theblurredgirl, sur les réseaux sociaux) correspond bien à sa traduction française : « la fille floue ».

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Lakestone, une intrigue proche de Captive

La dark romance suscite pourtant des débats, dont un avertissement au début du livre et à l’entrée de l’exposition pose les bases : « Romance y rime avec violence, et certaines scènes peuvent surprendre les lecteurs non avertis ». La structure narrative de Lakestone est un copier-coller de celle de Captive. Iris, étudiante de 22 ans, vit dans une petite ville des États-Unis. Son père, divorcé de sa mère, tarde à lui payer ses frais d’université, aussi, malgré les avertissements de ses amis, accepte-t-elle de travailler dans une boîte de nuit.

Sous sa plume, il n’est ainsi pas rare qu’un sourire « étire les lèvres » ou qu’un cœur « manque un battement »

Bien que son beau-père ait réglé ses problèmes financiers, et bien que terrorisée car elle sait que c’est un repaire de malfrats, Iris y va quand même, révélant ainsi un trait de caractère récurrent : elle fait l’exact contraire de ce que commande la logique.

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Dans cet endroit louche, elle croise le chemin de Kai. La voilà immédiatement magnétisée par ce bel homme musclé, aux multiples tatouages et à la réputation qui n’est pas des plus recommandables. Se noue entre eux une relation trouble et dangereuse. « C’était chaotiquement réconfortant », comme l’écrit Sarah Rivens, qui aime manier les oxymores. Elle a aussi ses expressions favorites : sous sa plume, il n’est ainsi pas rare qu’un sourire « étire les lèvres », qu’un cœur « manque un battement », qu’un personnage « déglutisse »…

« Appétence pour la destruction psychologique »

La confrontation entre les deux héros n’est pas aussi brutale que dans Captive : les violences y sont plus psychologiques que physiques. On serait presque tenté de pousser un ouf de soulagement. Leur amour n’en reste pas moins sujet à caution dès les premiers instants. Iris en est consciente quand elle affirme : « Il voulait que je sois entièrement sous son emprise ». Kai se révèle très vite possessif : « Je ne laisserai personne d’autre que moi te regarder comme je le fais. » Et quelque peu agressif : « Je prendrai un malin plaisir à trancher toutes les peaux qui toucheraient la tienne ». Iris dresse d’ailleurs ce constat : « Je percevais déjà son appétence pour la destruction psychologique, ce qui le rendait, à mon sens, beaucoup plus dangereux que s’il s’amusait simplement à me brutaliser. »

« Je ne sais pas si j’ai envie de te culbuter ou de te tuer »

Prend-elle ses jambes à son cou ? Non, elle tombe sous son charme, et va jusqu’à le rendre jaloux en dansant avec un inconnu. Cela finit évidemment par un cassage de gueule en bonne et due forme. On peut se demander si l’inconséquence d’Iris est liée à une maîtrise lacunaire des bases de la psychologie ou si elle est secrètement perverse.

« Je serai ton meilleur coup »

Comme dans Captive, un drôle de pas de deux s’engage avec celui qu’elle appelle d’abord « le bouffon », puis « le psychopathe ». Alors qu’au début elle paraît innocente elle se pique de l’idée de « jouer avec les joueurs ». Un tempérament qu’elle semble avoir depuis toujours, puisqu’elle déclare : « Pour la première fois, je n’étais pas sûre de gagner. »

La façon dont cette personnalité complexe se laisse séduire est assez simple : Kai et beau, il est musclé, il a des tatouages. Il a aussi un sens particulier de la punchline, dont voici un florilège : « Première promesse, Iris, je serai ton meilleur coup », « [Je veux] te détruire contre cet évier et te regarder jouir si fort pour moi dans le miroir, jusqu’à ce que tu perdes l’équilibre », « Je ne sais pas si j’ai envie de te culbuter ou de te tuer, mais je sais que, si je reste ici avec toi maintenant, je vais devoir choisir l’un des deux », et le meilleur pour la fin : « Avec la robe que tu portes ce soir, permets-moi alors de te platoniquer sur le sol quand on sera seuls ».

Action ou Vérité

Sarah Rivens recouvre sa vie d’un voile de mystère, mais on ne mettrait pas sa main au feu qu’elle a fait des études de poésie. À l’instar de Captive, l’enjeu entre les deux grands gamins est de résister à la tentation sexuelle, et, au cours de l’intrigue, ils se dévoilent leurs secrets intimes… lors d’un Action ou Vérité. Tant qu’à aller au bout de la régression infantile, on serait tenté de les inviter à essayer la marelle pour viser le septième ciel.

Les déclarations lyriques de Kai font résonner deux voix contradictoires en Iris : « Il a menacé Rico. Mais il est tellement beau. Mais il est dangereux. Mais il doit être vachement baisable, meuf », « D’un côté je voulais le frustrer à cause de son assurance à deux balles. Mais de l’autre… je voulais qu’il me possède comme il en avait l’intention », « J’avais été complètement tétanisée. Mais ensuite, t’as voulu le baiser, oui madame », « Depuis notre dernier échange, je restais loin de lui parce qu’il me fichait la trouille. Et pourtant je ne pouvais m’empêcher de vouloir qu’il me possède jusqu’à ce que je ne puisse plus marcher. » Et l’héroïne de conclure : « Ça défiait toute logique. »

Elle est amoureuse d’un assassin, mais cherche en cet homme sa part d’humanité… et elle la trouve quand il caresse son hamster

On peut déceler dans cette dialectique de la passion et de la raison des symptômes de schizophrénie. L’héroïne elle-même se pose des questions sur sa santé mentale : « De l’extérieur, on aurait pu me juger folle. Comment pouvais-je m’attacher si profondément à quelqu’un d’aussi violent et impitoyable ? » Sa conclusion, quelques lignes plus loin, résout son dilemme : « Mais je n’en avais rien à foutre. »

Homophobie et mépris de classe

La fascination-répulsion de la jeune femme pour le bad boy ressemble à ce que l’on peut lire dans la littérature rose. Iris qualifie plusieurs fois son désir de « déviant », « interdit ». Dans le vocabulaire même, Sarah Rivens est « déviante » par rapport au discours ambiant. À côté d’injures classiques, « enculé », « clochard » sont d’autres mots fleuris proférés par Iris, l’un teinté d’homophobie, l’autre de mépris de classe.

Au moins, on est sûrs que la maison d’édition n’a pas fait appel à un « sensitivity reader ». Le rapport d’Iris à la morale est particulier. Elle est amoureuse d’un assassin, mais, pleine de foi, elle cherche en cet homme sa part d’humanité… et la trouve quand Kai caresse son hamster. Tout est alors pardonné : ses menaces, ses meurtres… Dans le texte, ça donne : « La partie rationnelle de moi le détestait pour ce qu’il était et pour ce qu’il me faisait subir. Mais il y avait cette autre partie qui penchait en sa faveur, décelant derrière son aura dangereuse et sa facilité à tuer une part d’humanité ».

Lors d’un dialogue avec sa meilleure amie, Rox : « Tu penses qu’en temps normal tu te serais attachée à Kai ? – Oui. – Mais il tue des gens […] – Personne n’est parfait ». S’adressant à Kai : « Oui, tu peux être violent, et je ne le supporte pas. Mais ce n’est pas le sujet maintenant. Je serai patiente ». On appréciera sa grande mansuétude devant des actes dont elle dit pourtant : « Certaines choses en lui étaient inacceptables pour moi : sa violence, son manque d’empathie, sa facilité à enlever des vies. » Accepter l’inacceptable est un art de vivre.

Représentations ultra-toxiques

La dark romance soulève un paradoxe fondamental : à une époque où, d’une part, l’on réécrit, l’on interdit ou l’on recontextualise des classiques de la littérature, du cinéma, de l’art, on produit, d’autre part, des représentations ultra-toxiques. Déconstruisons le passé, fermons les yeux sur le présent ! La fiction crée-t-elle des modèles ou est-elle un divertissement déconnecté de la réalité ? La recherche de l’émotion se suffit-elle à elle-même ou nourrit-elle un inconscient collectif, surtout lorsqu’on s’adresse à un jeune public ?

La dark romance a ceci de passionnant qu’au-delà de son genre littéraire elle nous invite à une vraie réflexion sur la création. Et ce phénomène de société nous amène à réévaluer nos critères de jugement moraux sur les représentations passées et présentes.

Lakestone, tome 1, de Sarah Rivens (Dark romance, éd. HLAB, collection BMR, 794 pages, 20 euros).

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