Pierre Bourdieu, Kabyle de cœur et d’âme
Sans son séjour en Algérie, le célèbre sociologue français n’aurait pas construit l’œuvre qu’on lui connaît. La bande dessinée « Bourdieu. Une enquête algérienne » retrace l’histoire de cette relation.
La bande dessinée n’a plus de complexes, elle s’empare de tous les sujets et offre, en mots et en images, ses propres décryptages. Avec Bourdieu. Une enquête algérienne, le scénariste Pascal Génot, aidé par Saadi Chikhi, et le dessinateur Olivier Thomas s’attaquent à un monument de la sociologie française : Pierre Bourdieu (1930-2002). En respectant une maxime empruntée au chercheur – « le dessein du sociologue n’est pas de juger mais de comprendre » –, ils s’appliquent, en quelque 250 pages en noir et blanc, à décortiquer sa vie et son œuvre à l’aune des liens qu’il tissa avec l’Algérie.
Algérie française
Des liens qui se forgent dans une période difficile, puisque c’est en 1956, à l’âge de 26 ans, que le brillant étudiant de l’École normale supérieure est envoyé en Algérie – alors française –, sans doute pour s’être « un peu naïvement abonné » au journal L’Express, « symbole d’une politique progressiste en Algérie ».
« Il n’est pas facile de penser et de dire ce qu’a été pour moi cette expérience, et en particulier le défi intellectuel, et aussi personnel, qu’a représenté cette situation tragique, qui ne se laissait pas enfermer dans les situations ordinaires de la morale et de la politique, écrit Bourdieu. […] J’avais refusé de faire l’École des officiers de réserve [EOR], sans doute pour une part parce que je ne supportais pas l’idée de me dissocier des simples soldats, et aussi à cause du peu de sympathie que j’éprouvais pour les candidats EOR, souvent des HEC et des juristes, avec qui je n’avais pas beaucoup d’atomes crochus. […] Mais des discussions avec des officiers de haut rang qui voulaient me convertir à “l’Algérie française” m’ont valu d’être désigné pour partir en Algérie. »
Propagande au plus haut niveau ?
Bourdieu sera donc seconde classe, affecté à la base aérienne d’Orléansville (aujourd’hui Chlef), dans la vallée du Chelif, à 200 km à l’ouest d’Alger. De là il sera transféré au gouvernement général, dans la Ville blanche, et nommé à un poste de secrétaire. A-t-il participé à la propagande au plus haut niveau, comme l’affirment certains ?
L’enquête de Pascal Génot offre une forme de réponse : « Les traces de la présence de Pierre Bourdieu au “G.G.” se trouvent dans des cartons de documents relatifs à un haut lieu de décision : le cabinet de Robert Lacoste, ministre de l’Algérie de 1956 à 1958. […] Que penser de tels documents ? Face à toute source d’information, il convient de prendre de la distance et de ne pas lui faire dire ce qu’elle ne permet pas d’attester. Certes, les documents conservés sont moins nombreux que ceux qui ont été perdus ou détruits. Mais si le rôle de Bourdieu avait été important au point “d’avoir organisé la propagande à un très haut niveau”, il en resterait des indices plus forts. En revanche, ces archives nous rappellent la méfiance du sociologue lui-même vis-à-vis du témoignage autobiographique. Loin d’avoir passé, comme il l’écrit, les derniers mois de son service au G.G., “soumis aux obligations et horaires d’un deuxième classe employé aux écritures”, il y a été détaché pendant un an et demi, de mai 1956 à fin 1957. Et avec une fonction dépassant largement son grade… ».
« Sociologie de l’Algérie »
Cette position n’empêche pas le jeune intellectuel de s’intéresser de près au pays dans lequel il vit, et de se documenter en particulier sur les « transformations de la société autochtone », les rituels et les questions relatives à la propriété foncière. En 1958, Bourdieu écrit Sociologie de l’Algérie – un livre clairement anticolonial – pour la collection Que sais-je ? des PUF, abandonne sa thèse et décide de rester enseigner à l’Université d’Alger.
Observateur inlassable, photographe des territoires qu’il arpente, il noue de nombreuses relations amicales et intellectuelles, notamment avec le sociologue Abdelmalek Sayad et avec l’écrivain Mouloud Feraoun, qui sera assassiné par l’OAS en 1962.
« Libido sciendi »
En 1959, Bourdieu est de retour à Paris : il ne peut refuser la proposition que lui fait Raymond Aron, auteur de La Tragédie algérienne, de venir enseigner à la Sorbonne et « d’organiser un nouveau centre de recherches en sciences sociales ». Il n’abandonne pas pour autant l’Algérie, où il supervise des études de terrain, notamment sur le travail (Travail et travailleurs en Algérie, 1963).
D’une certaine manière, on peut dire que c’est dans cette Algérie occupée que se forge son destin de sociologue. Dans Esquisse pour une auto-analyse, il écrit ainsi : « La “libido sciendi” un peu exaltée qui m’animait et qui s’enracinait dans une sorte de passion pour tout ce qui touchait ce pays, ses gens, ses paysages, et aussi dans la sourde et constante sensation de culpabilité et de révolte devant tant de souffrance et d’injustice, ne connaissait pas de repos, pas de limites… (je me souviens par exemple de ce jour, assez sinistre, où je montai vers Aït Hichem, village de Grande-Kabylie, lieu de mes premières enquêtes sur la structure sociale et sur le rituel). »
Kabylie, son amour
Comme l’écrit Pascal Génot, « la Kabylie fut la grande rencontre ethnographique de Pierre Bourdieu. […] Accessible depuis Alger en quelques heures de voiture, [cette] région berbérophone fascinait la France, qui voyait en elle une terre plus “civilisable” que les régions arabophones. Ce “mythe kabyle”, produit par la puissance coloniale, déformait la réalité, mais il avait favorisé depuis le XIXe siècle des études sur lesquelles Bourdieu pouvait néanmoins s’appuyer. Surtout, la Kabylie était la région d’origine d'[Abdelmalek] Sayad. »
C’est d’ailleurs dans la Kabylie de Collo, à 500 km à l’est d’Alger, que le chercheur se rendra, au cours de l’été 1960, pour étudier le regroupement – alors que l’opinion française avait découvert, un an plus tôt, à l’occasion de la publication d’un rapport du jeune socialiste Michel Rocard, en avril 1959, les conditions de vie atroces dans les camps. Dans Le déracinement, écrit avec Sayad et publié en 1964 aux Éditions de Minuit, Bourdieu note : « En 1960, le nombre des Algériens regroupés atteignait 2 157 000, soit un quart de la population totale. […] Ce déplacement de population est parmi les plus brutaux qu’ait connu l’Histoire. »
Portée par le dessin vif et efficace d’Olivier Thomas et par l’habileté de Pascal Génot à jongler avec les allers-retours temporels, Bourdieu. Une enquête algérienne réussit l’exploit de traiter à la fois du travail du sociologue, de sa vie, de son œuvre, de l’époque intellectuelle dans laquelle il se situe, de la France, de l’Algérie d’hier et de celle d’aujourd’hui. Il faudra plusieurs lectures pour en épuiser le contenu.
Bourdieu. Une enquête algérienne, d’Olivier Thomas et Pascal Génot, éd. Steinkis, 244 pages, 24 euros.
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