Nouvelle querelle de clocher à Sidi Bou Saïd

Haut lieu du tourisme tunisien, le village connaît une nouvelle poussée de fièvre, un riverain ayant décidé d’ériger un mur le long du célèbre escalier menant à la plage.

Korsi Essolah, l’escalier de Sidi Bou Saïd menant à la plage. © Wikimedia Commons

Korsi Essolah, l’escalier de Sidi Bou Saïd menant à la plage. © Wikimedia Commons

Publié le 28 janvier 2024 Lecture : 5 minutes.

« Il n’a pas le droit », tempêtent Sara Ben Miled et Hamida Bouchoucha, deux résidentes de Sidi Bou Saïd. Depuis quelques jours, elles s’insurgent contre l’initiative d’un riverain qui a entrepris d’ériger un mur le long du Korsi Essolah, (« Le Siège des vertueux »), un escalier multi-centenaire qui dévale du haut de la colline et serpente entre eucalyptus et agaves, et semble mener du ciel jusqu’à la mer. « Il date du XIIe siècle et a été pavé au XIXe », précise un historien.

Au détour d’une volée de marches, la construction tout à fait illégale ôte sa perfection naturelle à un paysage qui semble se déverser dans le golfe de Tunis. Le lieu est magique : Sidi Bou Saïd, le saint soufi dont le village porte le nom, avait fait de la colline d’ocre rouge du Jebel el-Manar sa thébaïde. Lui et ses compagnons appréciaient de se retrouver autour de ces marches pour des moments de contemplation. La légende rapporte que sous chacun des 365 degrés serait enseveli un saint. Rien n’est attesté mais qu’importe, l’histoire est belle et la spiritualité est inscrite dans le génome qui fait l’identité du village. D’ailleurs, les deux militantes de la société civile bataillent surtout pour préserver l’âme de cette bourgade bleue et blanche.

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« Pas une pierre ne peut être posée à Sidi Bou Saïd sans autorisation », confirme un conservateur du patrimoine, qui rappelle que le site est doublement protégé. Depuis 1979 au titre de patrimoine mondial de l’Unesco, puisque le village est dans le parc archéologique de Carthage, et depuis 1915 par un décret pris sur l’initiative du Baron d’Erlanger, un musicologue et un peintre amoureux du village qui a établi le code urbanistique tout en bleu et blanc lequel, avec les cascades de bougainvillées et de jasmins, confère au site un charme particulier.

Le mur de Korsi Essolah devient donc celui de la discorde entre voisins. Luciano Mulazzani, ancien expert de l’Unesco, installé à Sidi Bou Saïd depuis 36 ans, connaît les règles du village. Il y a même souscrit en demandant une autorisation de construire ce mur. Une autorisation « qui ne peut être concédée, les règles de protection du village sont très strictes et indiscutables », insiste de manière péremptoire un ancien membre de la commission chargée de délivrer les autorisations de bâtir.

Las d’attendre, Luciano, qui invoque des tentatives de vol et une volonté de prévenir les glissements de terrain, a monté un mur en s’appuyant sur les degrés du parapet qui délimite les pavés de la végétation, intégré une parcelle de terrain qu’il dit être de sa propriété – mais qui inclut un poste de la compagnie d’électricité et un autre de celle des eaux qui doivent demeurer accessibles, empiétant ainsi sur le domaine public. Il reconnaît ne pas avoir d’autorisation, mais refuse d’ouvrir aux représentants de la force publique qui venaient constater l’infraction et lui signifier que le mur allait être détruit.

Vacance du pouvoir municipal

« C’est l’hiver, on est en semaine, Sidi Bou Saïd est désert et rares sont ceux qui empruntent Korsi Essolah », remarque un riverain, qui estime que la construction du mur a profité de circonstances favorables. Dans le village, l’indignation est grande : « Ce n’est pas un nouveau venu pour commettre un tel sacrilège », peste Anouar, un natif, au sortir de la mosquée voisine. Tous dénoncent l’absence des conseils municipaux, dissous en mars 2023, mais aussi l’indolence d’un secrétaire général chargé de l’intérim en attendant que des élections, qui ne sont pas encore fixées, rétablissent la chaîne de décision et de responsabilités.

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Une situation que Jeune Afrique avait décrite voilà un an avec le passage en force d’un personnage haut en couleur surnommé « Ammar dollars ». Connu pour avoir fait concurrence au célèbre marchand de beignets installé depuis plus de cinquante ans au cœur du village, Ammar a tenté de contrevenir à la loi en changeant la destination d’une boutique d’artisanat qu’il a achetée, aux pieds des escaliers du Café des nattes, dont il voulait faire une pâtisserie.

Le Café avait fermé en signe de protestation et Kamel Fekih, actuel ministre de l’Intérieur, qui assurait la fonction de gouverneur de Tunis, avait assuré qu’il mettrait bon ordre aux dépassements. Mais rien n’a été fait et « Ammar dollars » a persisté dans ces manœuvres, tenté d’occuper le trottoir avec un distributeur de glaces, qu’il a fini par retirer après une campagne menée par Hamida Bouchoucha. Tout récemment, il a aussi tenté de faire retirer la moitié des sièges de la terrasse du Café des nattes, mais il a encore une fois été contré par la société civile.

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En réaction, les habitants de Sidi Bou Saïd ont signé une pétition pour en finir avec les commerces à forte nuisance et les étals de prétendus produits d’artisanat made in China. « Le village doit préserver son charme et la qualité de ce qu’il propose », argue Hamida Bouchoucha, qui a conduit la pétition et annonce, non sans fierté, qu’une décision émanant de l’Institut national du patrimoine (INP), qui a compétence en la matière, est sur le point d’être prise.

Le ribat de Monastir défiguré

Cette décision interdit tout commerce de restauration rapide dans la partie centrale de Sidi Bou Saïd. « Plus de nuisances dans le village », se félicite un ancien membre du conseil municipal qui confie que ce dernier avait pour projet de cantonner les sandwicheries dans l’enceinte du café Chergui. Proposition qui n’a jamais été retenue. « Clairement, cela dérange certains intérêts. Sidi Bou Saïd suscite toutes les convoitises avec leur lot de corruption », ajoute une avocate.

Elle dénonce une réalité tunisienne, celle du laisser-aller dans la gestion locale. La ville de Monastir en a fait récemment les frais : du jour au lendemain, des kiosques en dur, destinés à des petits commerces comme les débits de tabac, sont apparus devant les murailles du ribat, forteresse du IXe siècle, défigurant l’un des monuments phares de la ville.

Il a fallu une mobilisation de la société civile, menée par l’ancien journaliste Mohamed Bergaoui, et une véritable campagne sur les réseaux sociaux rappelant que la loi interdit de construire dans un certain périmètre autour d’un monument historique. Les citoyens ont eu gain de cause mais ce n’est pas le seul outrage urbanistique porté à la ville, qui est petit à petit défigurée par des constructions non autorisées dans la médina. Une alerte citoyenne que lance le professeur Nabil Kallala, ancien directeur de l’INP.

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