« Israël n’est plus au-dessus du droit international » – Entretien avec Mondher Belhaj Ali
Si la décision de la Cour internationale de justice (CIJ) concernant la plainte de l’Afrique du Sud contre Israël a pu décevoir les partisans d’un cessez-le-feu immédiat à Gaza, elle est néanmoins d’une portée juridique inédite. Analyse par le juriste et ancien député tunisien Mondher Belhaj Ali.
Très attendue, la décision de la Cour internationale de justice (CIJ) dans l’affaire qui oppose l’Afrique du Sud à Israël concernant l’application dans la bande de Gaza de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide a frappé par sa fermeté à l’égard de l’État hébreu. Mais elle a aussi déçu ceux qui estiment que la Cour ne s’est pas prononcée clairement sur la nécessité d’un cessez-le feu immédiat, ce qui était l’une des demandes présentées par les avocats de Pretoria. Rompu au droit international, le juriste et ancien député tunisien Mondher Belhaj Ali décrypte une décision plus lourde de sens qu’il n’y paraît.
Jeune Afrique : Quelle est la portée juridique de la décision rendue le 26 janvier par la Cour internationale de justice (CIJ) ?
Mondher Belhaj Ali : Cette ordonnance de mesures conservatoires décidée par la CIJ aux fins de protection du peuple palestinien à Gaza est incontestablement une nouvelle contribution de la Cour, en tant qu’organe judiciaire principal des Nations unies, à la primauté du droit international, à la justice. Et elle concourt également au maintien de la paix et de la sécurité internationales.
La compétence de la CIJ dans cette affaire était une première interrogation. Sur quelle base les juges se sont-ils déclarés compétents ?
Le lien juridictionnel qui fonde sa compétence est la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide de 1948. Son article 9 permet à tout État partie de saisir la CIJ pour un différend relatif à l’interprétation, l’application ou l’exécution de ladite Convention. L’Afrique du Sud, fraîchement débarrassée de l’apartheid, a ratifié cette Convention le 10 décembre 1998 et son contradicteur dans cette affaire, Israël, le 9 mars 1949.
Cette Convention est la deuxième convention née aux Nations unies. Adoptée par l’Assemblée générale le 9 décembre 1948, veille de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, elle considère que « le génocide est un crime du droit des gens, en contradiction avec l’esprit et les fins des Nations unies et que le monde civilisé condamne ». D’où son importance pour la communauté internationale dans son ensemble. La Cour, après avoir décidé de sa compétence, a considéré qu’elle ne pouvait « accéder à la demande d’Israël tendant à ce qu’elle raye l’affaire de son rôle ». Israël est ainsi sous le contrôle du droit international et non au-dessus de celui-ci.
Pourquoi est-ce l’Afrique du Sud qui a lancé la procédure contre Israël ?
Le poids de l’Histoire et la symbolique sont là. Le sujet de la légitimité de la lutte contre la discrimination raciale sous toutes ses formes est une question de principe pour le peuple sud-africain, qui dresse un parallèle entre la ségrégation raciale qu’il a combattue héroïquement et la logique ségrégationniste et négatrice des droits du peuple palestinien. À telle enseigne que Mandela, au vu des liens étroits entre Tel-Aviv et Pretoria sous l’apartheid, avait déclaré le 4 décembre 1997 : « Nous savons que notre liberté est incomplète sans la liberté des Palestiniens. » Les successeurs de Mandela marchent ainsi dans ses pas.
En quoi ce recours aux Nations unies est-il particulier ?
Pour chacun des pays, la contribution de l’ONU, à travers ses organes principaux, à leurs statuts respectifs actuels a été décisive. Israël par sa création même décidée par l’Assemblée générale et l’Afrique du Sud, pour laquelle les contributions du Conseil de sécurité, de l’Assemblée générale et de la CIJ ont été remarquables pour l’éradication du régime d’apartheid. Et c’est cette Afrique du Sud, affranchie de la ségrégation raciale et ragaillardie par sa démocratie résistante, qui vient revendiquer devant la Cour l’applicabilité de la Convention sur le génocide et la soumission de tous les États à celle-ci – et par conséquent à la primauté du droit international – et revendiquait sur cette base l’édiction de mesures conservatoires propres à protéger le peuple palestinien à Gaza.
Israël, après avoir vu le jour et être devenu l’égal des autres dans l’enceinte onusienne, s’est obstiné en permanence à refuser l’égalité et la liberté aux Palestiniens, avec au passage un rejet inconsidéré de pans entiers du droit international et surtout un mépris inadmissible de l’ONU et de ses décisions, et considérait que l’affaire devant la Cour ne pouvait relever de la Convention sur le génocide, ce qui rendrait le différend non justiciable ! D’où l’importance tant de la controverse juridique que de son règlement. Cette affaire est symbolique.
Qu’apporte concrètement cette décision, la Cour n’ayant pas ordonné un cessez-le-feu ?
La Cour n’a pas utilisé le terme « cessez-le-feu », car nous ne sommes pas face à deux États souverains et deux armées régulières. D’autant que la question centrale posée au regard de la Convention sur le génocide est la protection juridique obligatoire, avec effet immédiat, d’une population civile d’un territoire occupé, Gaza.
Cependant, dans un engineering de la décision judiciaire dont la Cour a le secret, il s’avère que les conséquences juridiques sont identiques à une mesure de cessez-le-feu. En effet, par les deux premières mesures édictées, la Cour a imposé à Israël « l’obligation de […] prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission, à l’encontre des Palestiniens de Gaza […], des actes qui consistent au meurtre de membres du groupe, à l’atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe, à la soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle et aux mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ».
La Cour prend aussi soin d’assortir cette obligation d’une autre : « Israël doit veiller, avec effet immédiat, à ce que son armée ne commette aucun des actes visés. » Or il est quasiment impossible de poursuivre l’opération terrestre en cours et les bombardements massifs qui l’accompagnent sans la violation grave et manifeste des mesures édictées par la Cour, dont notamment le meurtre de Palestiniens. La messe est dite. Arrêtez ! C’est ce que dit clairement et fermement la Cour.
Les autres décisions de la Cour sont-elles d’une portée moindre ?
La décision de la Cour est également d’une importance capitale pour trois autres mesures. La Cour a notamment demandé à Israël de « prévenir et punir l’incitation directe et publique à commettre le génocide à […] Gaza ». En actant nommément, dans son ordonnance, les déclarations des dirigeants extrémistes israéliens, qui sont manifestement autant d’incitations au génocide contre le peuple palestinien, la Cour les censure et les ramène à la raison. À défaut, les poursuites pénales semblent inéluctables, tant devant la Cour pénale internationale (CPI) que devant nombre de juridictions pénales nationales.
Ces poursuites pourront inclure la complicité pour génocide sur la base de l’alinéa e) de l’article 3 de la Convention. Quand on sait que, par l’article premier de ce texte, les États parties à la Convention « s’engagent à prévenir et à punir » le génocide, on ne s’étonnera pas, dès lors, de voir dans les mois et les années à venir des poursuites pénales intentées au titre de complicité pour commission de génocide à l’encontre de dirigeants de plusieurs puissances occidentales soutenant Israël militairement – et aveuglément – dans ses actions militaires, en dépit du droit et du bon sens.
La communauté internationale a-t-elle réagi à cette disposition ?
L’Union européenne (UE) ne s’est pas trompée en réagissant immédiatement après le prononcé de l’ordonnance par la CIJ, considérant que ses décisions « sont contraignantes pour les parties et [que] celles-ci doivent s’y conformer. L’Union européenne attend leur mise en œuvre complète, immédiate et effective ». L’Allemagne, pour sa part, s’est rétractée d’une manière spectaculaire en annonçant qu’Israël « devait adhérer » à la décision de la Cour. Au même moment, la présidence de la Namibie rappelait que « l’Allemagne a commis le premier génocide du XXe siècle sur le sol namibien ». Que de changements induits par la décision obligatoire de la Cour ! Et ce n’est pas fini.
C’est-à-dire ?
Tout ceci est inédit. De nouveaux rebondissements sont à prévoir. La quatrième mesure annoncée par la CIJ consiste, pour Israël, à prendre des mesures avec effet immédiat pour permettre toute l’assistance humanitaire aux ressortissants palestiniens à Gaza. Ainsi l’assistance humanitaire n’est-elle plus matière à négociation et ne saurait dépendre du bon vouloir d’Israël.
La cinquième mesure est capitale pour la suite. Israël a l’obligation de prendre des dispositions effectives pour prévenir la destruction et assurer la conservation des éléments de preuve relatifs aux allégations d’actes de génocide. C’est prometteur pour la suite du procès. Et enfin, sixième et dernière mesure, Israël a l’obligation de soumettre à la Cour un rapport sur l’ensemble des mesures qu’il aura prises pour donner effet aux cinq précédentes dans un délai d’un mois.
Cette décision est-elle historique ?
Israël n’est plus au-dessus du droit international. Il est désormais justiciable, contrôlable, contrôlé et probablement condamné pour ses actes. Au total, au vu du blocage du Conseil de sécurité, de l’incapacité de l’Assemblée générale d’adopter une résolution contraignante, la Cour, en édictant une ordonnance obligatoire aux fins de protection des Palestiniens de Gaza, apporte sa contribution propre non seulement à la consécration de la primauté du droit international mais aussi au maintien de la paix et de la sécurité internationales. La Cour statuera bien entendu ultérieurement sur le fond de l’affaire pour les actes commis dans et contre Gaza par l’État hébreu et sa responsabilité. Ce n’est pas fini. Mais c’est déjà un pas fondateur.
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