En Tunisie, le « troisième sexe », un genre invisible

Les films « Take my breath », de la réalisatrice Nada Mezni Hafaiedh, et « The Needle », d’Abdelhamid Bouchnak, explorent la question de l’intersexualité, un sujet encore méconnu. Et tabou.

« The Needle », d’Abdelhamid Bouchnak. © DR

« The Needle », d’Abdelhamid Bouchnak. © DR

Publié le 10 février 2024 Lecture : 6 minutes.

Dans le paysage idyllique et insulaire de Kerkennah, un archipel à l’est de la Tunisie, Shams, 23 ans, d’apparence féminine, vit les turbulences de l’adolescence et les désarrois d’un premier amour. Mais son histoire n’est pas seulement celle d’une déception amoureuse. Dans le film Take my breath, le spectateur découvre que Shams vit en secret une intersexualité qui lui a valu de ne pas être enregistré à l’état civil à sa naissance, le statut de « troisième sexe » n’existant pas en Tunisie. Entre souffrance et violences, le parcours de Shams face à son genre sera aussi le moyen de s’approprier son corps et de « faire le choix de ne pas choisir un sexe ou un autre », explique Nada Mezni Hafaiedh, la réalisatrice.

Dans The Needle, d’Abdelhamid Bouchnak, des parents issus de la classe moyenne, et qui ont mis quatre ans pour avoir un un bébé, découvrent son intersexualité à la naissance. Ils font face au dilemme de devoir faire opérer, ou pas, leur enfant afin de choisir son sexe, pour ensuite pouvoir l’enregistrer à l’état civil. Un drame qui étudie aussi le rapport à la parentalité, au couple, et les préjugés de la société, comme en témoigne l’assurance du père lorsqu’il déclare à ses amis curieux de connaître le sexe du bébé : « Un homme engendre un homme. »

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Exclusion sociale et marginalisation

Ces deux films au style différent abordent un sujet encore tabou en Tunisie, voire complètement méconnu. « Lors des débats ou après les projections, ce qui revient le plus souvent, ce sont des retours de spectateurs qui disent avoir découvert la problématique avec le film, et qui posent des questions pour en savoir plus », explique Nada Mezni Hafaiedh. Elle-même s’est frottée au sujet par hasard, après une rencontre avec une personne intersexe lors d’un voyage au Maroc, en 2012, dont l’histoire l’avait « beaucoup marquée ». « Mais je n’étais pas au courant des souffrances que vivaient les personnes intersexes en Tunisie », précise-t-elle.

Absence de statut juridique, exclusion sociale et marginalisation, parfois même au sein de la communauté LGBT, rares sont les personnes intersexes qui osent s’exprimer publiquement dans le pays. Pas de chiffres officiels non plus sur le nombre de naissances d’enfants intersexes. Autant de raisons pour que le film serve aussi de plaidoyer, selon la réalisatrice, qui s’est fait connaître avec son documentaire Au-delà de l’ombre (2017) sur la communauté LGBT en Tunisie, et qui assume sa casquette de militante. « Le film aborde la question de manière frontale pour que les Tunisiens soient sensibilisés, mais il y aura aussi un après. Nous plaidons pour un changement de la loi afin que ces personnes soient reconnues juridiquement et que les opérations sur les enfants soient interdites », dit-elle.

Ces interventions chirurgicales telles que la vaginoplastie, la castration ou l’ablation du clitoris visant à « normaliser » l’enfant font beaucoup débat en Europe et créent de nombreux enjeux éthiques, médicaux et moraux. Dans le film Take my breath, le personnage de Shams, qui n’a pas subi d’opération, prend néanmoins des traitements hormonaux très lourds, des œstrogènes, pour être « plus femme », puisque c’est le genre qu’elle a dû choisir dans la société. Dans le film The Needle, l’opération chirurgicale est au centre du désaccord entre les parents, car la mère ne veut pas toucher à son enfant ou le dénaturer, tandis que le père, qui rejette les caractères atypiques de son bébé, veut absolument le conformer à un genre.

Emna Arfaoui, née Mohamed Ali

Pour parler au mieux de ces problématiques, Nada Mezni Hafaiedh a passé du temps avec une personne intersexe, Emna Arfaoui, 31 ans et tunisienne, présente pour élaborer le rôle de Shams. Emna Arfaoui, née Mohamed Ali, a subi une opération chirurgicale non désirée à l’âge de 6 ans. Elle confie qu’elle a passé sa vie à être rejetée par la société. « Cela a commencé dès l’école où l’on ne savait pas si je ressemblais plus à une fille ou un garçon, quand j’ai eu de la barbe qui a commencé à pousser, c’était encore pire », raconte-t-elle. Aujourd’hui, elle éprouve des difficultés pour se faire embaucher à cause de son physique et soutient que le film reflète « à 60% » ce qu’elle vit au quotidien. « Notamment lors d’une scène où un juge demande à Shams de choisir un sexe pour qu’elle soit inscrite à l’état civil. Le fait qu’elle n’arrive pas à choisir fait fortement écho à ce que je ressens », admet Emna.

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En Tunisie, si l’enfant n’est pas inscrit au registre de l’état civil dans un délai de dix jours après sa naissance, il faut passer par le tribunal et une décision juridique pour l’enregistrement, et une procédure très compliquée selon le juriste Wahid Ferchichi, co-fondateur de l’Association pour la défense des libertés individuelles (ADLI). L’association a rédigé en 2018 une étude sur le changement de sexe en Tunisie et récolté les témoignages de personnes intersexe et transgenre. « Nous nous sommes rendu compte que ces personnes sont privées des droits les plus basiques car elles sont extrêmement marginalisées et sans statut juridique clair, elles ne peuvent pas accéder à une couverture santé ou un travail », dit-il.

« Kuntha » : mi-homme, mi-femme

Pour lui, la sortie des deux films peut permettre d’ouvrir le débat, « mais il faudra beaucoup de temps avant que la loi ne change » à cause du conservatisme ambiant et « de l’absence de dialogue sur les libertés, depuis que le pays vit un resserrement autoritaire sur le plan politique ». « Pourtant, le droit arabo-musulman est assez explicite sur la question, il parle de “Kuntha” pour définir la personne mi-homme, mi-femme, et a même prévu des mesures autour de l’exercice du culte et de l’héritage pour les personnes appartenant au troisième sexe. On le voit en Égypte par exemple où ces personnes comme les transgenres sont reconnues », précise le juriste.

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Un débat et une ouverture qui doivent se faire aussi via les écoles ou les universités, car le pays ne compte qu’une dizaine de salles de cinéma explique Insaf Machta, enseignante à la faculté des Sciences humaines et Sociales de Tunis. « Ce n’est pas comme en Egypte où le 7ème art peut avoir un impact direct et même donner lieu à des changements législatifs parce que c’est un pays cinéma, il y a même des séances familiales et le jour de l’Aïd, les Egyptiens vont au cinéma. En Tunisie, il n’y a pas cette culture-là, il faut faire circuler les films dans des projections-débats ou dans les universités pour espérer un impact pédagogique ou social », dit-elle.

Grâce au film, Emna Arfaoui a pu parler de son histoire sans tabou, elle a été invitée sur un plateau télévisé à une heure de grande audience et assure répondre au quotidien, sur les réseaux sociaux, aux questions de spectateurs, curieux d’en savoir plus. « Je pense que le rejet vient souvent du fait que beaucoup de gens ne comprennent pas qui nous sommes, comment nous sommes nés avec les deux caractéristiques, donc j’essaye de les informer », dit-elle.

Dans le film The Needle, le réalisateur Abdelhamid Bouchnak montre cette méconnaissance à travers les réactions très opposées du père et de la mère : le père vomit en regardant son enfant nu pour la première fois et refuse de le tenir dans ses bras. Il est dans le déni. Pour lui, c’est inconcevable. « Je n’arrive pas à me mettre ça dans la tête », lance-t-il en colère à sa femme. Tandis que la mère accepte pleinement la non-binarité et veut protéger le bébé. Les parents du père, symboles de l’ancienne génération, s’accommodent aussi de la situation et tentent même de se référer à la religion pour comprendre, comme une sorte de refuge. « C’est surtout un film qui parle des normes de la société et comment elles encadrent nos prises de décision, souligne Fatma Sfar, qui joue le rôle de la mère. Il nous pousse à nous mettre dans la peau des parents et à se demander ce que l’on aurait fait à leur place. »

« The Needle » d’Abdelhamid Bouchnak et « Take my breath » de Nada Mezni Hafaiedh

« The Needle » d’Abdelhamid Bouchnak et « Take my breath » de Nada Mezni Hafaiedh

Les deux films sont encore à l’affiche en Tunisie et devraient être diffusés en France lors de projections-débats.

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