Les naufragés de Lampedusa, ces entrepreneurs africains à jamais perdus !

Francis A. Sanzouango, responsable pour l’Afrique au sein du Bureau des activités sur les employeurs du BIT.

Francis Sanzouango a été secrétaire général du Groupement interpatronal du Cameroun (Gicam). DR

Francis Sanzouango a été secrétaire général du Groupement interpatronal du Cameroun (Gicam). DR

Publié le 23 octobre 2013 Lecture : 6 minutes.

Immense tragédie que celle survenue le 3 octobre 2013 à Lampedusa, petite île italienne d’à peine 6000 habitants, avec le naufrage d’un bateau transportant un demi-millier d’Africains à la recherche de l’Eldorado européen. Comme la plupart d’entre nous, je ne connaissais pas ces pauvres gens. Mis à part ce qui suit de leur histoire.

Les « naufragés de Lampedusa » ont pris une initiative que beaucoup qualifieraient « d’insensée ». Ils ont traduit en actes leur désir et projet de quitter leur terre africaine peu propice à leur épanouissement. Ils se sont organisés pour ce faire. Ils ont planifié. Ils ont épargné de l’argent. Ils ont pris les risques les plus fous. Ils ont, au milieu d’eaux froides et tumultueuses, fait preuve d’un courage physique dont peu d’entre nous seraient capables. Ils ont, le long de circuits tout autant inconnus, obscurs et dangereux, vécu des nuits entières sans sommeil.

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Les « naufragés de Lampedusa » méritent notre respect!

Des entrepreneurs potentiels

Je me suis alors interrogé sur l’existence d’autres types d’initiatives requérant pareils goût de l’initiative, prise de risques, sens de l’organisation, planification, etc. ? La réponse s’imposait alors à moi : l’entreprise, une institution paradoxalement bien souvent en souffrance sur le continent présentait les mêmes paramètres.

Ainsi donc, j’en déduisis logiquement que les naufragés de Lampedusa se sont comportés en entrepreneurs, en managers, en leaders africains dont les exploits nous sont souvent si bien rapportés dans les journaux et magazines. 

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A ce titre, ceux qui ont échoué sur les berges de Lampedusa méritent notre respect, eux qui bien souvent sont considérés comme les derniers de la classe. Tel est le premier enseignement que je tire de cette tragédie !

Le deuxième enseignement m’est suggéré par les mouvements et cris d’indignation qui ont suivi l’annonce de ce cauchemar. Chacun y est allé de son chapelet d’accusations. Des européens, politiques ou membres de la société civile, ont pointé du doigt l’Union européenne mais aussi la communauté internationale, coupables selon eux de laisser mourir aux portes de l’Europe des migrants africains.

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De même, le chef de Gouvernement italien et le Président de la Commission européenne ont été hués et insultés par les habitants de Lampedusa qui leur reprochent l’absence de politique d’accueil cohérente et une solidarité insuffisante à l’égard d’africains désespérés.

Le silence de l’Afrique

Pourquoi pas ? Mais quid de l’Afrique elle-même ! Peut-on espérer mettre définitivement fin à ces actes de désespoir sans un engagement plein et résolu des pays africains ? J’entends bien d’aucuns évoquer des causes historiques aux capacités limitées de l’Afrique, au rang desquelles l’esclavage et de la colonisation, ou encore les grands équilibres économiques historiques et la pauvre rétribution des matières premières qui en a résulté.

Le silence des pays africains crève nos tympans !

Soit ! Mais peut-on, en 2013, s’en tenir à cela ? Certainement pas. Malgré son niveau de développement et en dépit des causes supposées, réelles ou non, de son retard économique, le silence de l’Afrique autour de ce naufrage me paraît difficilement défendable. Pourquoi n’a-t-on pas entendu l’Union Africaine, par exemple ? Que peut-on tirer de l’accusation portée par des européens aux européens dans ces drames africains à répétition, et ce au moment même où certains pays européens souffrent à leur tour des affres de l’ajustement structurel forcé ou non ?

La question reste posée et ce silence crève malheureusement nos tympans ! Le naufrage de Lampedusa, à l’instar de ceux qui l’ont précédé – ou, hélas, lui succéderont – prive l’Afrique de forces vives, de potentiels futurs grands entrepreneurs. Ces hommes et femmes se sont engagés dans une initiative à hauts risques parce que leur environnement ne leur permettait pas de faire éclore leur esprit d’initiative et leur volonté de réussir. Dans un environnement porteur, ils auraient pu accomplir des miracles. Il n’en sera hélas rien. Ils auront péri et l’Afrique aura perdu.

Les acteurs de l’informel

Par bien des aspects, l’infortune des naufragés de Lampedusa me rappelle la situation d’une frange importante des acteurs de l’économie informelle en Afrique, découragés eux aussi par le caractère dissuasif du coût et des conditions d’entrée dans l’économie formelle. Ces entrepreneurs de l’informel finissent par se perdre dans l’univers de la pauvreté et de la précarité.

C’est pour ces raisons que gouvernements, employeurs et travailleurs du monde, lors de la Conférence internationale du Travail de l’Organisation internationale du Travail (OIT), s’étaient accordés pour reconnaître que l’informel est essentiellement une question de gouvernance, d’où son ampleur. En Afrique sub-saharienne en l’occurrence, et selon les dernières estimations de l’Organisation internationale du Travail (OIT), les emplois non agricoles de l’économie informelle représentent 66% de l’emploi total, ce qui est considérable étant donné que l’informel procède d’abord de stratégies de survie et non d’un choix.

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Nous le savions déjà et Lampedusa vient le rappeler, l’Afrique tarde à tirer parti de ses immenses potentialités. Non pas le pétrole, ni l’or ni encore l’uranium. Mais ces filles et fils qui ne trouvent pas les conditions et moyens propres à assurer l’expression de leur génie. Sous d’autres cieux, certains – dont quelques-uns ayant entrepris des voyages périlleux – ont pu réaliser leurs rêves. Ils sont connus et admirés à l’échelle de la planète. Ils sont artistes, musiciens, écrivains, sportifs, managers, stylistes, leaders d’opinion, etc.

La (mauvaise) gouvernance

D’autres, restés dans leurs pays, en partie parce qu’ils n’ont pas le « courage » fou des naufragés de Lampedusa, demeurent enserrés dans un environnement qui broie leur créativité. C’est dire que la solution durable n’est pas dans les aides européennes ou internationales, aussi utiles peuvent-elles être. Elle est dans et en Afrique. Les innombrables problèmes de gouvernance qui grèvent le développement du continent peuvent être éradiqués au plus vite dans un effort collectif pour lequel le leadership revient aux gouvernements.

Si l’Afrique veut que son histoire soit pérenne, il lui faudra éviter de rejeter peser les responsabilités de cette histoire et de ses difficultés sur les autres. S’il n’est pas encore trop tard aujourd’hui, demain il le sera ! Le temps presse pour que le futur de l’Afrique s’inscrive définitivement dans une trajectoire de progrès soutenu et durable.

Pari d’avenir

Ce futur, me semble-t-il, repose aujourd’hui sur la jeunesse et l’entreprise. Les jeunes, notamment, sont à la croisée des chemins. Partout dans le monde et plus particulièrement en Afrique, ils expriment, parfois bruyamment, les sérieux motifs d’inquiétude que leur inspire l’avenir – leur avenir. Souvent sans emploi ou en situation de sous-emplois, ils s’interrogent et questionnent la société sur la réalité de leur appartenance au milieu dans lequel ils vivent. Leurs aspirations restent trop souvent sans réponses, leur énergie sans relais, leurs ambitions sans appuis.

C’est face à ces impasses que certains d’entre eux font le choix d’expéditions périlleuses vers l’Europe ou que d’autres voient leurs ambitions confinées à l’économie informelle. Y remédier passe, entre autres et surtout, par l’entreprise. En fait, s’il est une chose qui peut unir la jeunesse et les entreprises africaines, c’est l’espoir et le pari sur l’avenir.

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