Au Maroc, un nouveau décret pour endiguer la violence dans les stades
À la veille de la reprise du Championnat du Maroc de football, les autorités ont annoncé un nouveau décret contre la violence des groupes d’ultras. Pour Abderrahim Bourkia, sociologue spécialiste du hooliganisme, la priorité serait surtout de combiner arsenal sécuritaire et mesures sociales.
À une semaine de la reprise du championnat national de football et après l’élimination de la CAN en Côte d’ivoire, le Maroc lance un nouveau dispositif antihooliganisme. Le 1er février, le Conseil du gouvernement a approuvé un projet de décret portant création des commissions locales pour la lutte contre la violence dans les enceintes sportives. Une nouveauté dans l’arsenal juridique marocain qui rappelle des mesures similaires adoptées dans des pays ayant réussi à juguler le phénomène.
Le projet « s’inscrit dans le cadre de la mise en œuvre des dispositions du Code pénal en ce qui concerne les actes de violence commis lors des rencontres sportives, qui confie à l’autorité gouvernementale chargée des sports, aux fédérations et aux clubs sportifs et à la commission locale chargée de lutter contre la violence au sein des enceintes sportives, ainsi qu’aux autorités et forces publiques et aux officiers de la police judiciaire, chacun en ce qui le concerne, d’appliquer les jugements rendus par le tribunal relatifs à l’interdiction d’assister aux compétitions et manifestations sportives », a indiqué le porte-parole du gouvernement, Mustapha Baïtas, lors d’un point de presse à l’issue du Conseil.
Professeur de sociologie du sport à l’université Hassan-1er de Settat, Abderrahim Bourkia est notamment auteur de l’ouvrage Des ultras dans la ville et membre du Centre marocain des sciences sociales (CM2S). Chercheur associé à l’Observatoire régional de la délinquance et des contextes sociaux (ORDCS) et au Laboratoire méditerranéen de sociologie (LAMES), l’universitaire suit depuis de nombreuses années l’évolution du concept de « supporterisme » au Maroc et dans l’espace méditerranéen. Il analyse pour Jeune Afrique la nouvelle mesure gouvernementale.
Jeune Afrique : Quelle lecture globale faites-vous du projet de décret adopté en Conseil du gouvernement ?
Abderrahim Bourkia : Reconnaissons que le fait que les pouvoirs publics se penchent sur le phénomène est louable. Je suis toujours pour ce genre d’initiatives, tant qu’elles ne restent pas juste un projet ou un dossier posé dans un tiroir. Il me semble qu’on en parle souvent. Il y a encore eu des événements il y a environ un mois à Bernoussi, un des quartiers de Casablanca. J’ai eu l’occasion d’évoquer et de commenter les incidents de mon point de vue. Je comprends parfaitement l’émergence de plusieurs textes récents pour durcir la répression dans l’objectif « d’éradiquer » la violence qui gravite autour des stades. Le renforcement continu de la production normative semble répondre a priori à la radicalisation des violences liées aux activités supportrices. Cependant, est-ce vraiment la seule voie à prendre ?
La Botola (le Championnat du Maroc de football) reprend la semaine prochaine, pensez-vous que les dispositions prévues dans le projet de décret seront immédiatement effectives ?
Non, je ne pense pas que les choses soient aussi faciles. Un travail en profondeur est à faire. Et déjà de nombreuses questions subsistent, pas seulement au niveau constitutionnel. Il est question d’applicabilité des textes qui restent en suspens. Du coup, je ne suis pas pour la frénésie législative. Il ne suffit pas de « pondre » des lois, il faut travailler avec ce qu’on a déjà, chercher à assouplir la mise en application et adapter les législations au contexte marocain. Et surtout, éviter de calquer une loi européenne sur les spécificités marocaines. Il faut ajouter aussi que « les fauteurs de trouble » et les casseurs constituent une partie marginale – et infâme– de l’ensemble des supporters.
Concrètement, vous attendez-vous à une baisse notable des cas de violence dans les stades et dans leurs alentours à la suite de la création de comités à l’échelle locale ?
Nous ne pouvons pas trancher. Il serait hâtif de s’exprimer et de parler davantage de l’efficacité… Cependant, on peut s’interroger sur la pertinence de cette nouvelle initiative. Jusqu’à maintenant, aucune solution concrète à ce réel problème de violence n’a été mise en application. D’emblée, les mesures telles qu’elles sont annoncées révèlent la confusion qui existe encore (lexique, terminologie utilisée…) et qui trahit toute bonne réflexion sur le phénomène. Les pouvoirs publics sont encore dans la prospection alors que le phénomène ne date pas d’aujourd’hui. Donc, à mon avis, il y a encore des choses à ajuster. Se poser les bonnes questions est le premier pas pour lutter contre la violence qui gravite autour des stades.
C’est bien de créer une dynamique et de prendre au sérieux cette épine qui dérange l’élan du développement du sport au Maroc. Mais il faut s’armer avec beaucoup de réalisme. La succession de textes importants qui vont dans le sens d’un durcissement sensible de la répression et marquent des évolutions majeures est une chose. La mise en pratique en est une autre. Il faudrait surtout du temps, du travail, de l’humilité à l’égard des recherches qui ont été déjà réalisées sur ce sujet, prendre en compte ce qui a été déjà fait, et capitaliser là-dessus. Les comités locaux peuvent prendre ces éléments comme base.
En tant que spécialiste du sujet, quelle appréciation faites-vous de l’arsenal juridique marocain en matière de lutte contre la violence dans les stades ?
Je l’ai dit, je ne suis pas pour la frénésie législative. Certes, l’arsenal juridique est là, mais hélas, il demeure insuffisant. Aussi, il serait préférable de combiner le sécuritaire au social. La prévention socioculturelle est recommandable, voire capitale, pour endiguer cette violence autour des stades – laquelle n’est que le reflet des maux de notre société – et dans la vie de tous les jours.
En amont, il faut appréhender ce type de violence comme la manifestation du dérèglement social. Certains parmi les acteurs n’en sont pas à leur coup d’essai et trouvent leurs motivations dans un autre espace-temps. Les facteurs sociaux sont légion : chômage, situation familiale, échec scolaire, habitat insalubre, absence de perspectives, etc. Tout cela appelle une démarche qui s’appuie davantage sur l’éducation, la responsabilisation, et surtout, l’accompagnement et l’encadrement des supporters. D’où le rôle capital des acteurs de la socialisation, à savoir famille, école, maison de jeunes. Tout cela passe par une véritable politique vers et pour les jeunes.
Dans les tribunes et en dehors, quelle peut être, selon vous, la réaction de la mouvance des ultras après l’entrée en vigueur du décret ?
La perception des supporters et des groupes ultras est claire : « Cela vise à nous éradiquer ». Sachant que contrairement à ce que certains médias ont laissé entendre, on ne peut pas les « dissoudre » car ces groupes ne sont pas reconnus par la loi. Ils vont donc dénoncer des mesures répressives qui les « ligotent ». On comprend que, à la suite d’une politique répressive, ils se voient déjà comme victimes d’une législations liberticide et antidémocratique. Pour ma part, je me pose la question davantage sur le comment et sur l’applicabilité des interdictions de stade et de déplacement, par anticipation, sans qu’aucun jugement ne soit acté et sans qu’aucune autorité judiciaire légitime ne reconnaisse le méfait.
On aura droit aux chants contestataires et aux slogans qui chantent la liberté. Ils vont dire que le nouveau décret est une autre manière de restreindre les libertés publiques et de « tuer » le mouvement. Je terminerai en disant que le spectacle footballistique n’est pas imperméable aux maux du corps social dans son ensemble. Il est évidemment souhaitable d’écarter les fauteurs de troubles, à l’aide d’interdictions de stade. Les gestionnaires des stades doivent pour cela avoir les moyens de veiller à l’état des virages et des tribunes, pour une meilleure organisation du spectacle. Ceci afin de tirer profit des expériences d’autres pays, qui ont radicalement transformé leurs stades, devenus des lieux de plaisir, de convivialité et de bonne humeur, après avoir été des terrains d’affrontements sur fond de problèmes socio-économiques entre supporters issus de familles défavorisées.
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