Les Tunisiens bientôt privés de voyages à l’étranger ?
Alors que des cartes d’identité biométriques devraient être nécessaires dès la fin de 2024 pour obtenir un passeport, la loi portant sur ces documents est encore loin d’être adoptée.
Familiers des retards de l’administration, les Tunisiens commencent à craindre que la loi portant sur les documents d’identité biométriques – notamment carte d’identité nationale et passeport – ne soit pas adoptée dans les temps. Le risque serait alors de ne plus pouvoir se déplacer à l’étranger dès la fin de l’année 2024, date à laquelle plusieurs pays, selon la décision de l’Organisation de l’aviation civile internationale (OACI), exigeront des passeports biométriques. Problème : pour avoir le précieux sésame, il faut être muni d’une carte d’identité dont les données sont à jour, ce qui n’est pas souvent le cas. « J’ai gardé l’adresse de mes parents par commodité », explique ainsi Dorra, une enseignante, tandis que sa collègue s’inquiète des démarches à entreprendre et du temps consacré à courir d’une administration à l’autre pour réunir les documents nécessaires afin d’obtenir une carte d’identité.
Les élus, pourtant, se veulent encore rassurants en ce début d’année. « Notre rôle est d’être une interface pour les citoyens et nous souhaitons simplifier au maximum leur relation avec l’administration », précise le député Dhafer Sghiri, qui déplore que certains services fassent de l’excès de zèle en demandant des documents qui ne sont pas requis. « Ils n’apportent rien de plus et compliquent bien souvent l’existence des requérants », souligne celui qui siège en tant que rapporteur à la commission de la législation générale.
Mais il est vrai que depuis plusieurs années, les citoyens ont l’impression que cette opération de renouvellement des cartes d’identité piétine. « Il en a été question en 2016, puis de nouveau en 2021, sans que rien n’aboutisse, comme si chaque législature ne tenait pas compte des travaux accomplis précédemment », déplore-t-on souvent. Tout en comprenant cette perception, Dhafer Sghiri s’en défend : « Les députés peuvent consulter toutes les propositions passées, tous les débats antérieurs et nous tenons également à entendre aussi bien le gouvernement qui a introduit ce projet auprès de l’Assemblée que d’autres parties concernées, dont la société civile, qui a aussi une opinion sur le sujet. »
La question des données
Les discussions précédentes avaient porté sur les données mentionnées sur la carte d’identité et la prise en compte de la protection des données personnelles. Il semble que le texte présenté par le gouvernement se soit inspiré des conclusions auxquelles avait abouti le parlement qui a été dissout en septembre 2022. C’est-à-dire une formule assez simplifiée, qui rend la carte d’identité obligatoire dès l’âge de 15 ans et non plus 18 ans. Par ailleurs, le document n’aura pas de délai d’expiration et ne portera aucune mention d’une profession, pour éviter les risques de discrimination entre citoyens. Il fera figurer les classiques nom, prénoms, date de naissance, empreintes, photographie et adresse, avec éventuellement ula mention du groupe sanguin.
En fait de données personnelles, certains représentants de la société civile déplorent que le fichier des cartes d’identité soit géré par le ministère de l’Intérieur. D’ailleurs, le ministre Kamel Feki, à l’occasion d’un déplacement à Alger fin janvier, a effectué une visite de la Direction des titres et des documents sécurisés relevant du ministère algérien de l’Intérieur, qui délivre les documents d’identité biométriques. Les Tunisiens auraient voulu que ces documents soient pris en charge par les municipalités pour mettre à distance le ministère de l’Intérieur, en oubliant que les départements et institutions de la gestion locale sont également sous sa tutelle. Et de toute évidence, le contexte n’est pas à une refonte du système.
Au contraire, il s’agit d’opérer une mise à jour du fichier national puisque le passage à une carte d’identité biométrique donne l’opportunité d’entreprendre cette opération assez rare pour être soulignée. Elle donnera également l’occasion d’inclure les nouveaux demandeurs, sachant que l’Institut national des statistiques (INS) estimait à 11,8 millions le nombre de Tunisiens en janvier 2023, contre 10 982 750 selon le recensement de 2014. Le prochain recensement, prévu en 2024, contribuera sans doute à affiner cette évaluation.
Devant la commission des droits et libertés de l’Assemblée, le ministre Feki a également souligné que l’étape du biométrique était un pas important pour aller vers une administration plus efficace et digitalisée. Il a aussi répondu à une préoccupation générale et récurrente au sujet des garanties juridiques et techniques concernant le stockage et la protection des données en précisant les dispositions de la Constitution à ce propos, puis en exposant les moyens techniques et logistiques qu’il compte mettre en œuvre pour réaliser ce projet d’envergure nationale.
Puces et piratage
Il n’a néanmoins pas indiqué quel type de puce sera utilisé : selon une déclaration de Chawki Gueddas, ancien président de l’Instance nationale de protection des données personnelles (INPDP) à Mosaïque FM, la puce qui peut être lue à distance est plus facile à pirater. Le ministre n’a pas non plus répondu aux interrogations sur la protection des données, alors que plusieurs élus ont exprimé leur préoccupation face aux hypothèses de piratage ou à l’éventuelle traçabilité – et surveillance – des citoyens par le ministère de l’Intérieur, qui a accès aux données biométriques.
Certains rappellent qu’une fois les documents délivrés, le ministère de l’Intérieur ne devrait pas conserver les données en sa possession, comme cela est d’usage dans plusieurs pays. Auditionné lui aussi par la commission des droits et libertés, le ministre des Technologies de la communication, Nizar Ben Néji, a évoqué, parmi les mesures de protection possibles, le cryptage des données et l’organisation de l’accès à ces données par la loi. « L’essentiel est que la base de données ne puisse être instrumentalisée à d’autres fins », insiste une représentante d’une ONG.
À ce jour, les débats ne sont pas clos : les deux projets de loi relatifs à la carte d’identité et au passeport doivent encore être validés par la commission, puis soumis après lecture à adoption article par article, puis dans leur intégralité en plénière. Tous craignent des délais trop longs, car la délivrance des passeports biométriques sera tributaire de celle de la nouvelle carte d’identité.
« Un engorgement administratif est à prévoir surtout au niveau des ambassades de Tunisie, qui sont l’interface des résidents à l’étranger », évoquent ceux qui ont fait l’expérience de la délivrance de documents via le circuit diplomatique. Pour d’autres, le biométrique est presque obsolète : « Depuis plusieurs années, on en est au même point. Cessons de tergiverser et admettons qu’il n’y a pas lieu de rendre complexe une carte d’identité qui est d’abord le droit de tout citoyen. Plus on discute, plus on prend du retard », presse un ingénieur qui relève que « le biométrique appartient déjà au passé, la Grande-Bretagne est passée à un dispositif de reconnaissance faciale intelligente. »
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