Tunisie : la traversée du désert d’Ennahdha
Poursuites judiciaires, redéfinition d’une ligne politique, choix de nouveaux dirigeants, difficultés financières… Le parti au référentiel islamique se cherche.
La condamnation par la chambre correctionnelle près le Tribunal de première instance de Tunis du fondateur et président du parti Ennahdha, Rached Ghannouchi, à trois mois de prison dans une affaire de lobbying et de financement étranger du parti est venue rappeler aux Tunisiens que le puissant leader islamiste était sous les verrous depuis avril 2023.
Exit Ghannouchi, Harouni, Bhiri et Larayedh
Comme lui, d’autres dirigeants du mouvement font l’objet de poursuites. C’est le cas du président par intérim, Mondher Lounissi, du président du Conseil de la choura, Abdelkarim Harouni, de l’ex-ministre de la Justice, Noureddine Bhiri, et de l’ancien chef du gouvernement, Ali Larayedh, pour ne citer que les plus en vue.
Une étape qui prive brutalement le parti de ses dirigeants historiques et propulse sur le devant de la scène une relève qui a grandi et évolué au sein d’un parti qui connaît aujourd’hui de grandes difficultés. La première est d’ordre pratique : au lendemain de l’arrestation de Rached Ghannouchi, l’accès aux différents bureaux du parti a été interdit.
« Il nous est impossible de travailler sans nos documents », proteste un membre du bureau politique. Depuis plusieurs mois, le siège du parti est sous séquestre et le ministère de l’Intérieur a formellement interdit toute réunion. Difficile dès lors de préparer un congrès, pourtant indispensable pour déterminer la ligne d’un parti ciblé par le pouvoir.
L’événement aurait dû se dérouler en novembre, mais il a été de fait reporté sine die. Cela n’empêche pas certains membres d’Ennahdha, notamment le secrétaire général, Ajmi Lourimi, d’exprimer leurs positions sur les réseaux sociaux. Ce dernier propose en particulier d’aligner les pratiques sur celles des formations démocratiques, et estime possible de rebaptiser le Conseil de la choura, qui entérine les orientations politiques, Conseil national.
Bref, le parti se cherche. Mais il semble à tout le moins savoir ce qu’il ne veut pas. Certains ont tiré depuis longtemps un bilan du passage d’Ennahdha au pouvoir. « Nous avions tiré la sonnette d’alarme en estimant qu’il fallait en finir avec les quarante ans de leadership de Rached Ghannouchi, mais les avis divergeaient et l’opposition interne à Ghannouchi n’a pas su s’organiser et encore moins agir, regrette un militant déçu qui a quitté le parti en 2020.
Dans le collimateur de Kaïs Saïed
Si beaucoup d’observateurs doutent encore de la capacité d’Ennahdha à évoluer, d’autres relèvent aussi que l’identification du parti avec Ghannouchi a pu poser problème, et que l’arrivée d’une nouvelle génération sera utile pour couper le cordon ombilical. Mais les problèmes ne s’arrêtent pas là.
Le parti fait aussi face à des difficultés financières : il a perdu une partie de sa base et a été condamné en première instance, pour financement étranger, à une amende de 1 170 470 dollars (environ 1 million d’euros).
Un délit que dément la direction actuelle du parti, en particulier l’ancien conseiller politique de Rached Ghannouchi, Riadh Chaïbi : « Il n’y a pas de financement étranger, les comptes d’Ennahdha sont sous le contrôle de la Banque centrale de Tunisie [BCT] et ont été passés au peigne fin par la Commission tunisienne des analyses financières [CTAF], qui a d’ailleurs fourni à la justice un rapport détaillé à ce sujet et conclu que les comptes sont clairs et qu’il n’y a aucune infraction. Il ne faut pas non plus oublier que chaque année, comme la loi le prévoit, Ennahdha soumet ses comptes à la Cour des comptes, qui n’a jamais émis de réserves à ce propos. »
Sûr de son fait, le porte-parole d’Ennahdha, Imed Khemiri, assure que le mouvement est prêt à lever le secret bancaire et à donner accès à ses comptes pour prouver que les financements perçus proviennent uniquement de ses adhérents.
Les difficultés sont aussi politiques. De l’avis de tous, aussi bien des détracteurs d’Ennahdha que de ses membres, le parti est dans le collimateur du président Kaïs Saïed pour avoir qualifié de coup d’État son offensive sur le pouvoir le 25 juillet 2021.
Ciblée par le Mouvement du 25-Juillet
Riadh Chaïbi assure que « le projet politique de Kaïs Saïed se fonde sur le bannissement de tous les partis et associations à travers une cabale médiatique orchestrée par des personnes qui veulent en découdre avec une classe politique déjà moribonde et qui ne sont pas conscientes de la situation précaire du pays ». Rien de concret ne vient étayer ces accusations, mais les interrogations sur les conditions d’un procès équitable taraudent toutes les familles des prisonniers politiques.
« Pour le moment, Ennahdha n’a rien à craindre, elle est paralysée et a été étêtée par la vague d’arrestations », estime un politologue, qui ajoute que « le parti n’aurait rien à gagner s’il envisageait de présenter un candidat à la présidentielle prévue fin 2024 ».
Le mouvement islamiste, qui a connu plusieurs décennies de clandestinité, affronte en tout cas sa crise la plus profonde depuis qu’il a pu revenir dans la légalité, en 2011. Aux tensions internes qui le traversaient se sont ajoutés un bilan peu favorable de sa gouvernance et l’hostilité d’une partie de la population, qui approuve les dispositions restrictives prises par le président et voudrait même qu’il aille plus loin.
« Réduire leur visibilité, les empêcher de s’exprimer leur confère un statut de victimes. Il faut les exclure pour avoir spolié les Tunisiens », assure un membre du Mouvement du 25-Juillet, soutien inconditionnel du président.
Ennahdha « pas concernée par la présidentielle »
Coupé de ses militants, le parti doit aussi consulter ses membres pour fixer une nouvelle ligne politique et choisir de nouveaux dirigeants, ce qu’il ne parvient jusqu’ici pas à faire. « La formation doit faire sa mue et n’est pas concernée par la présidentielle » prévue fin 2024, assure un proche du collectif du Front du salut, qui fédère l’opposition au régime.
Quant à l’hypothèse d’une dissolution pure et simple d’Ennahdha, il semble que le pouvoir n’ait rien à y gagner. Cela ne ferait pas taire la grogne populaire en cas de mécontentement, notamment en matière de salaires et de coût de la vie. Et ce serait méconnaître la capacité de résilience du mouvement : « S’il est éliminé ou contraint de disparaître, il renaîtra sous un autre nom, une autre forme », assure un de ses partisans, qui regrette que le parti se soit embourgeoisé durant l’exercice du pouvoir. Avant de conclure : « Ce n’est pas Ennahdha qui est en danger mais la démocratie. »
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