La démocratie sénégalaise dans un tourbillon d’incertitudes

Le vote du report de la présidentielle au 15 décembre continue de faire des vagues au Sénégal. Quelle que soit l’issue de cette crise politique, la boîte de Pandore est désormais ouverte. Seul espoir d’apaiser les tensions si ce report est acté, la promesse d’un départ de Macky Sall au terme légal de son mandat, le 2 avril 2024.

Macky Sall a décidé de reporter l’élection présidentielle initialement prévue le 25 février 2024. © JOHANNA GERON/REUTERS

Macky Sall a décidé de reporter l’élection présidentielle initialement prévue le 25 février 2024. © JOHANNA GERON/REUTERS

Éric Topona Mocnga.
  • Éric Topona Mocnga

    Journaliste à la rédaction Afrique francophone de la Deutsche Welle (média international allemand), à Bonn.

Publié le 10 février 2024 Lecture : 4 minutes.

L’exception démocratique sénégalaise a-t-elle vécu ? On eût souhaité ne jamais poser cette question au pays de Léopold Sédar Senghor et d’Abdou Diouf. Dans une Afrique où le monopartisme fut longtemps la règle et le pluralisme politique l’exception, le Sénégal a longtemps été présenté comme un pays africain avant-gardiste,  où la tolérance et la liberté d’opinion rendent possible le débat d’idées sur la gestion des affaires de la cité.

Dans une Afrique où le chef de l’État, « père de la nation », l’était à vie, le Sénégal fut l’un des rares pays en Afrique où l’alternance aura été rendue possible et sanctuarisée dans la coutume politique, comme l’est la Constitution non écrite du Royaume-Uni, grâce au leadership éclairé d’un homme, Léopold Sédar Senghor. Bien plus, il ne rendit pas seulement possible la dévolution pacifique du pouvoir à son successeur Abdou Diouf, mais Senghor l’aura préparé à revêtir le costume de chef d’État.

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Grandes turbulences

Ce lourd et noble héritage, Abdou Diouf l’aura préservé et aura su s’en montrer digne lorsque, candidat à un troisième manda, informé de sa défaite dans les urnes le soir du second tour du scrutin, il décrocha son téléphone pour féliciter le vainqueur, longtemps farouche opposant à son régime, Abdoulaye Wade. Or le départ du pouvoir du « Gorgui » ne fut pas aussi apaisé qu’on l’eût espéré. Candidat à un troisième mandat en 2012, au moyen d’une révision constitutionnelle contestée, il fut défait dans les urnes par une coalition de sursaut démocratique et patriotique conduite par Macky Sall, l’actuel chef de l’État. À l’heure du bilan, le second mandat présidentiel de Macky Sall, grand défenseur en son temps des acquis de la démocratie sénégalaise, suscite indignation et consternation. Depuis son intention de briguer un troisième mandat et son rétropédalage face à une forte poussée contestataire, le Sénégal s’est installé dans une ère de grandes turbulences et de fortes secousses, notamment après l’adoption par les députés de la majorité, associés à ceux du parti de l’opposant Karim Wade, dans la nuit de lundi 5 à mardi 6 février, du projet de loi destiné à reporter l’élection présidentielle au 15 décembre 2024.

Les arguties mises en avant pour justifier cette décision et les contestations qui s’en sont suivies, y compris dans le propre camp du président sortant, prouvent à suffisance que pour nombre de Sénégalais, toutes chapelles politiques confondues, y compris parmi les acteurs de la société civile ou au sein des organisations religieuses les plus en vue, le Rubicon a été franchi.

Quelle que soit l’issue de la crise politique en cours, la boîte de Pandore est désormais ouverte et la preuve est ainsi donnée, dans toute l’Afrique, à de nombreux hommes forts qui rêvent de se voir calife à la place du calife, que l’on peut tout oser. Pour la Cedeao, c’est un véritable coup dur au moment où le Sénégal, sous Macky Sall, est à la tête des gardiens du temple de cette institution sous-régionale de plus en plus décriée, qui maintient sous de dures sanctions économiques les trois pays de la nouvelle Alliance des États du Sahel, qui ont annoncé récemment leur retrait unilatéral et sans délai pour faire désormais bande à part.

Image dépréciée

Sur la scène internationale, la réputation et le prestige du Sénégal sont d’ores et déjà considérablement affectés par cette crise politique. Pour la quasi-totalité des grandes puissances de la géopolitique mondiale, le Sénégal est l’un de ces rares États qui se sont affirmés au fil des ans comme la porte d’entrée du continent africain. C’est d’ailleurs conscient du prestige diplomatique de son pays que Macky Sall a présenté la candidature du Sénégal lors du récent sommet des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) en Afrique du Sud. Le climat des affaires, dans cette même vague de dépréciation de l’image du pays et cette dynamique d’instabilité qui perdure et s’est traduite par la destruction des biens de nombreux opérateurs économiques étrangers, est loin d’être rassurant pour de potentiels investisseurs. Ce pays a pourtant augmenté ses investissements directs étrangers pour contribuer à résorber le chômage préoccupant d’une jeunesse de plus en plus tentée par de périlleuses traversées de la Méditerranée pour rejoindre les pays fantasmés d’Europe. Les pays de cocagne.

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Il reste néanmoins à espérer que, même si un report de l’élection présidentielle du 25 février 2024 était acté, Macky Sall ne resterait pas en fonction au-delà du terme légal de son mandat le 2 avril 2024. Pour l’intérêt supérieur de son pays, sa stabilité et celle de l’Afrique de l’Ouest tout entière, voire de toute l’Afrique, il pourrait laisser au président de l’Assemblée nationale, Amadou Mame Diop, le soin d’assumer la vacance du pouvoir jusqu’à l’organisation de l’élection présidentielle du 15 décembre.

Mais au regard de la coalition des mécontentements qui ne cessera de grossir tant que le report de cette échéance électorale sera maintenu, il y a fort à redouter que le juge de paix surgisse hors des canaux classiques du jeu démocratique. Il est encore temps pour ne pas en arriver là. Vivement. Au nom de la démocratie.

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