Avec Paulin Hountondji et Stanislas Adotevi, le Bénin perd deux grands intellectuels
Décédés à quelques jours d’intervalle, les deux philosophes africains avaient bien des points communs. Dont l’art de ne pas faire l’unanimité.
À cinq jours d’intervalle, le Bénin a perdu deux figures intellectuelles, qui ont également compté dans l’histoire politique du pays. Deux penseurs qui n’ont pas hésité à bousculer l’ordre établi, sans crainte de provoquer la polémique. Philosophe et homme politique, Paulin Jidenu Hountondji est mort le 2 février, à Cotonou, à l’âge de 81 ans. Il était né en 1942 à Abidjan, en Côte d’Ivoire. Philosophe et homme politique, Stanislas Spero Adotevi s’est éteint le 7 février, à 90 ans. Il était né à Lomé le 4 février 1934.
Adotevi et Hountondji, deux normaliens
Deux destins qui, au fond, résument les évolutions et les changements propres aux années post-indépendances. Nés au temps de la colonisation, les deux hommes excellèrent dans le système colonial français, qui les conduisit jusqu’en métropole, au sein de la très prestigieuse École normale supérieure de la rue d’Ulm (Paris).
L’aîné, Stanislas Spero Adotevi fut l’élève du philosophe français Louis Althusser (1918-1990). Paulin Hountondji eut pour directeur de thèse un autre philosophe français, Paul Ricœur (1913-2005).
Après l’indépendance du Bénin, le 1er août 1960, l’un comme l’autre occupèrent des fonctions politiques. Dans les années 1960, Adotevi fut ministre de l’Information, puis de la Culture. Paulin Hountondji fut ministre de l’Éducation nationale dans le gouvernement de transition du début des années 1990, puis ministre de la Culture et de la communication – avant de reprendre l’enseignement, en 1994.
Amadou Hampâté Bâ, Maryse Condé, Mongo Beti…
Mais si ces deux intellectuels resteront dans l’Histoire, c’est davantage pour leur enseignement et leur apport intellectuel que pour leurs activités politiques. Dans les années 1970, alors qu’il enseigne la philosophie à l’université Paris VII, Adotevi travaille avec Robert Jaulin, directeur du département d’anthropologie et d’histoire des religions. Tous deux créent la collection « La voix/voie des autres », aux éditions 10/18 (fondées par Christian Bourgois), au sein de laquelle seront publiés L’étrange destin de Wangrin (1973), d’Amadou Hampâté Bâ, Hérémakhonon (1976), de Maryse Condé, ou encore Remember Ruben (1974), de Mongo Beti.
Senghor, négritude et négrologues
Surtout, Stanislas Spero Adotevi publie, en 1972, chez Plon/UGE, Négritude et négrologues – maintes fois réédité et repris par différentes maisons d’édition. Le livre est une attaque au vitriol contre le mouvement de la négritude, emmené par Léopold Sédar Senghor. « S’il reconnaît [à ce] mouvement une certaine pertinence historique pour avoir symbolisé, à un moment donné, l’affirmation du Noir dominé, Adotevi lui reprochera de n’avoir pas su dépasser cette étape nécessaire pour transformer les forces ainsi mobilisées en facteurs de changement », lit-on sur le site Grioo.com.
Plume acerbe, Adotevi peut se montrer particulièrement virulent. « Dans le Grand Orchestre de l’Universel, l’Humanité aura pour chef d’orchestre l’Europe, le Blanc. Le nègre tiendra la section rythmique », écrit-il avec une ironie cinglante en s’en prenant à la célèbre maxime de Senghor : « L’émotion est nègre, comme la raison est hellène ».
La négritude, une plate propagande ?
Adotevi, qui finira par prendre ses distances avec la politique et travaillera pour l’Unicef à partir des années 1980, n’en restait pas moins un observateur attentif de la vie politique africaine – et un critique féroce du néocolonialisme incarné par les nouveaux maîtres de l’Afrique. Parmi lesquels, encore une fois, Senghor : « En ressassant le passé, en attisant une sensibilité morbide, le poète-Président ou plutôt le Président-poète vise à faire oublier le présent, écrivait-il. La négritude d’aujourd’hui, la négritude des discours, n’est rien moins qu’une pure et plate propagande, une panacée aux problèmes de gouvernement. La très bizarre formule senghorienne de division raciale du travail intellectuel (“l’émotion est nègre comme la raison est hellène”) vise uniquement à perpétuer un régime considéré comme néo-colonialiste et dont il est Président ; la négritude doit être le soporifique du nègre. C’est l’opium. C’est la drogue qui permettra, à l’heure des grands partages, d’avoir de “bons nègres”. »
Mort à l’ethnophilosophie !
Dans les années 1970, Paulin Hountondji trempa lui aussi la plume dans l’acide pour dénoncer la tentation de certains auteurs à parer du nom de philosophie des mythes ou des systèmes de pensées propres – ou supposés propres – à des peuples africains. Il oppose ainsi la philosophie définie comme un « ensemble de textes et de discours explicites, [une] littérature d’intention philosophique » à l’ethnophilosophie, « recherche qui repose, en tout ou partie, sur l’hypothèse d’une telle vision du monde, essai de reconstruction d’une “philosophie collective” supposée. »
Cette manière de penser lui vaudra parfois d’être considéré comme un penseur europhile, assujetti à une vision purement occidentale de la philosophie – une critique qu’il combattra en travaillant sur les savoirs endogènes, opposés aux savoirs dits indigènes ou traditionnels. L’idée étant, pour lui, de réfléchir à la manière de produire une pensée universelle à partir du terreau africain sans pour autant refuser les engrais extérieurs.
En l’espace de cinq jours, le Bénin et l’Afrique ont perdu deux philosophes, c’est-à-dire deux « amoureux de la sagesse » élevés entre deux mondes. Deux penseurs libres, qui s’efforçaient de remettre en cause les dogmes établis et n’hésitaient pas à se placer en porte-à-faux – loin du prêt-à-penser qui fleurit aujourd’hui à tire-larigot.
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