Julien Creuzet : « Je suis franco-caribéen et afro-descendant »
L’artiste représentera la France à la Biennale de Venise, qui s’ouvre le 20 avril. Rencontre avec un créateur qui réinvente les espaces d’exposition et propose de décentrer le regard que l’on porte sur le monde.
L’histoire du Pavillon français de la 60e exposition internationale d’art de la Biennale de Venise, dont la réalisation a été confiée à Julien Creuzet, commence ici, en Martinique. Dans la densité de cette forêt tropicale, où l’artiste nous invite à ouvrir les yeux pour y détecter, peut-être, la présence d’une araignée – façon de nous conduire à nous interroger sur la manière dont nous regardons les choses.
Aimé Césaire versus Édouard Glissant ?
Nous sommes, aussi, dans un lieu de recueillement, au Cap110, un mémorial consacré à l’esclavage, planté face à la mer des Caraïbes, où il faudra tendre l’oreille aux sons environnants, à ces poèmes déclamés en créole ou en français dans l’entremêlement du bruit des vagues et du souffle de feu de Jacques Coursil (1938-2020), trompettiste et linguiste cher à Julien Creuzet.
Nous voilà dans ce gouffre végétal qui entoure la cascade d’Absalon, sur les hauteurs de la Route de la Trace, où Aimé Césaire fit se rencontrer l’écrivain surréaliste André Breton et le peintre cubain Wifredo Lam lors d’une escale martiniquaise, en 1941. À la Maison Édouard-Glissant, qui se dresse devant le rocher du Diamant, des journalistes, des responsables officiels et un groupe d’artistes proches de Julien Creuzet se sont retrouvés pour assister à l’annonce de l’attribution de la réalisation du Pavillon français qui, pour la première fois de son histoire, a été faite en dehors de l’Hexagone.
À 38 ans, le Franco-Caribéen, nominé au Prix Marcel-Duchamp en 2021, repousse les murs des institutions et les frontières, vogue d’archipel en archipel, de la Martinique à Venise, pour qui voudra se laisser guider dans son univers. Un univers qui se meut au gré des formes, des mots, des sons, et qui redéfinit les espaces, décentre le regard et ouvre à de nouvelles réalités. Si l’artiste a imaginé le Pavillon français comme une expérience immersive et sensorielle, incluant plus de 80 sculptures, 70 pièces sonores, 6 œuvres vidéos, 7 séquences autour d’une œuvre musicale et d’une expérience olfactive, c’est avant tout un paysage, peut-être utopique, empli de poésie, qu’il dessine à la manière d’un démiurge. Entretien.
Jeune Afrique : On vous présente comme « l’artiste ultramarin qui représentera la France à Venise ». Comment préférez-vous vous définir ?
Julien Creuzet : Je ne sais pas comment on est passés « d’Outre-mer » à « ultramarin »… Je n’ai pas perçu le glissement [sémantique], ni à quel moment c’est devenu une manière de définir une personne. Ces mouvements peuvent très vite s’inverser, tout dépend d’où l’on se situe. Cela dit simplement que le centre doit bouger.
Il est assez difficile de trouver, en français, la bonne formule pour me définir. J’ai dû aller la chercher en anglais, parce qu’à chaque fois que je prends un taxi à New York ou à Chicago, on me demande d’où je viens. La réponse se transforme souvent en un long cours de géopolitique. J’ai dû trouver une réponse simple et claire : « I’m a French-Caribbean afrodescendent ». Ce que l’on peut traduire en français par : « Je suis français-caribéen, afro-descendant ».
Quand je formule cette phrase, on comprend toute l’histoire géopolitique que je porte. On retrouve la France, la Caraïbe – qui évoque une immensité bien plus vaste que le territoire de la Martinique –, et puis l’afrodescendant, ce qui dit tout. Car on peut être franco-caribéen sans être afro-descendant. Pour moi, tout est clair dans cette formule, qui donne beaucoup d’espace et de liberté.
Comment cette identité plurielle et cette continuité territoriale prendront-elles forme et seront-elles perçues, au sein du Pavillon français ?
La difficulté à définir l’acte de voir ou de regarder est extrêmement complexe. C’est le sujet central de l’art. On peut regarder avec ses oreilles, avec sa peau, sa tête ou encore avec son nez. Pour comprendre la complexité d’un territoire qui nous emmène à la Seconde Guerre mondiale, [au régime de] Vichy ou à Aimé Césaire et Wifredo Lam, il était important de vivre ce pavillon d’abord en Martinique, qui constitue le véritable prélude [avant la Biennale de Venise].
Vous êtes le premier artiste à qui l’on a confié le soin d’implanter le Pavillon français hors de la France hexagonale…
Bien trop souvent on a parlé des artistes issus de ces territoires [ultramarins], de cette grande famille de l’art liée à la Martinique et à la Guadeloupe avec une très grande méconnaissance de qui ils sont. Un texte a été rédigé, en 1931, à l’occasion des expositions universelles, et plusieurs auteurs y ont écrit sur les colonies françaises. Celui qui a rédigé le texte sur la Martinique a précisé qu’il n’y était jamais allé mais qu’il avait lu toute la littérature de l’époque et qu’il était donc apte à parler de la faune, de la flore et des mœurs de ce territoire.
Depuis, ça n’a pas changé. Beaucoup ont la prétention d’écrire sur nous alors qu’ils ne savent que très peu de choses et n’ont pas eu l’expérience de ce qui se joue ici, en Martinique. C’est fugace, mais c’est une nécessité absolue si on ne veut pas user de formules réductrices et de descriptions ayant trait au physique au lieu d’être dans la critique.
J’aimerais qu’on l’on inscrive tout cela dans un spectre référentiel, dans une histoire de l’art, et que tout cela stimule la pensée. Je n’ai pas envie de lire des phrases telles que : « Il a des dreadlocks », sans même savoir ce que cela recouvre. Il faut comprendre toute l’histoire des mouvements rastas et ce qu’ils signifient en termes de créolisation, de lutte anti-coloniale, de choix de vie. Rien qu’en faisant un choix, on dit quelque chose. Ce n’est pas une simple description. Il y a quelque chose de l’ordre de l’ouverture qui se joue ici.
On associe votre travail à celui d’Édouard Glissant et à sa pensée du « tout-monde », que l’on oppose volontiers à celle d’Aimé Césaire et à son concept de négritude, jugé moins ouvert sur le monde. Où vous situez-vous ?
Durant ce moment que l’on qualifie de « conférence de presse », ni Céline Kopp, ni Cindy Sissokho [ses deux co-commissaires], ni moi-même n’avons utilisé le nom d’Édouard Glissant. Sans doute parce qu’on a pas besoin de le nommer. Il est présent, et c’est une pensée nécessaire. Cette bande de normaliens a eu besoin d’inventer le mot « négritude » comme manière d’exister – une nécessité qui a servi à de nombreux autres et qui sert encore.
Il est intéressant de constater que des mots ont été inventés pour la langue française sans rentrer dans le langage populaire. Ils n’ont pas traversé cette dimension poétique qui, finalement, reste très circonscrite à une histoire. Au fond, peut-être cela relève-t-il d’une volonté de politique culturelle.
J’ai le sentiment que les combats qui se déroulent de l’autre côté de l’Océan atteignent nos sociétés. On voit bien que, dans le contexte étasunien, se pose cette question du « N word ». On ne peut pas dire le mot « nègre » parce qu’on l’utilise uniquement dans un contexte racial et qu’on ne l’intègre pas dans un contexte poétique. Cette pensée états-unienne, arrivée jusqu’à nous, sert de prétexte pour échapper à la réflexion. Nos sociétés se cachent de plus en plus dans l’anglicisme et se réfugient dans une globalisation des idées.
En tant qu’enseignant aux Beaux-arts de Paris, comment réfléchissez-vous à cette question du choix des mots ?
On a lu le Discours sur le colonialisme [d’Aimé Césaire] avec mes étudiants et, quand l’un d’entre eux a lu le mot « nègre », il s’est aussitôt corrigé en disant « le N word ». Il ne se sentait pas légitime à prononcer le mot « nègre » alors qu’il lisait de la littérature. Cela veut peut-être dire que les mots ont des limites.
Avant que Jacques Coursil nous quitte, Sylvie Glissant et l’Institut du Tout-Monde ont organisé sa dernière conférence à la Maison de l’Amérique latine. Je lui ai posé la question et il m’a répondu : « Je marche tous les jours avec, à la main, un livre où il est écrit “Blackness” sur la couverture, mais je ne me promène pas tous les jours avec un livre sur lequel est inscrit celui de “négritude” ». Parce que le premier ramène à la condition noire, et le second à un moi émotionnel – et moins à une condition.
Les mots, les poèmes, l’oralité sont au cœur de votre travail. Une transmission que vous faites aussi en créole. Est-ce une évidence ?
Ma poésie n’est pas toujours en créole, elle est parfois en anglais, en tchèque, en espagnol ou en portugais. Et quand elle est en créole, cela relève de la survie, comme si je ne voulais pas perdre cette langue, car j’ai très peu de personnes autour de moi avec qui la parler. Je me bagarre bien plus pour écrire un texte en créole qu’en français. Cela me demande davantage d’énergie, parce que, pour continuer à s’enrichir, une langue doit se vivre et se pratiquer. Il doit y avoir une mise en contact quotidienne avec la langue pour la vivre.
Vous allez convier à la Biennale de Venise des étudiants du lycée Victor-Anicet et du Campus caraïbéen des arts, où vous avez étudié une année. Et vous avez invité des artistes de toutes générations à ce prélude martiniquais. Repensez-vous l’exposition comme un espace de liberté de pensée, en jetant des ponts ?
Les espaces d’exposition peuvent, parfois, être limités. J’ai envie de montrer que l’on peut proposer autre chose, mais avec plusieurs vitesses, plusieurs voies. On doit pouvoir pousser certains curseurs de l’imaginaire, mais sans perdre de vue ces typologies d’espaces. Être artiste est un métier avec une réalité très concrète. Il faut pouvoir générer une économie, c’est tout un écosystème.
Décloisonner, décentrer, déconstruire, pousser les murs… N’est-ce pas aussi une manière de pousser le geste politique, décolonial, jusqu’au bout ?
Repenser les modalités de l’exposition ne doit pas signifier que l’on refuse tout soutien aux artistes. C’est très important. On a une responsabilité, pas seulement envers notre communauté, mais aussi vis-à-vis du public. Peut-être y a-t-il des limites dans ce qui est aujourd’hui un lieu d’exposition labellisé, aussi je trouve intéressant de le repenser. Pour autant, vendre des œuvres est important, de la même manière que penser à d’autres modalités de « faire œuvre » est essentiel.
60e Exposition internationale d’art de la Biennale de Venise, du 20 avril au 24 novembre 2024.
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