Sénégal, la politique à l’état pur

Entre appels à manifester et soutiens au président Macky Sall de deux anciens chefs d’État, le Sénégal est dans une zone de grandes turbulences depuis le report de la présidentielle. Pour Aïda N’Diaye, agrégée de philosophie, face à ce qui semble être une tendance naturelle du pouvoir démocratique à dégénérer en pouvoir autoritaire, il appartient aux peuples de marquer la limite au-delà de laquelle le pouvoir ne saurait s’étendre.

Des manifestants contre le report de l’élection présidentielle, près de l’Assemblée nationale, à Dakar le 5 février 2024. © REUTERS/Zohra Bensemra

Des manifestants contre le report de l’élection présidentielle, près de l’Assemblée nationale, à Dakar le 5 février 2024. © REUTERS/Zohra Bensemra

aida ndiaye© Florent Drillon aida ndiaye
© Florent Drillon
  • Aïda N’Diaye

    Enseignante, auteure et philosophe. Chroniqueuse sur France Inter et collaboratrice à « Philosophie Magazine ».

Publié le 13 février 2024 Lecture : 3 minutes.

« Funeste connerie » que la limitation de l’exercice de la fonction présidentielle à deux mandats. Ainsi se serait exprimé, non pas Macky Sall récemment, mais Emmanuel Macron, lors de la réunion qu’il organisa avec les partis d’opposition en août 2023.

Comment comprendre une telle affirmation, même provocatrice, chez le chef d’un État qui se veut démocratique ? Du Sénégal à la France et à bien d’autres pays, quel peut bien être ce point commun entre les dirigeants politiques, qui fait qu’il semble leur être si difficile de renoncer au pouvoir une fois qu’ils y accèdent ? J’y vois une parfaite illustration des leçons de philosophie politique que nous livrait Montesquieu en 1748 dans son célèbre Esprit des lois.

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Abus de pouvoir et manipulation

Leçon numéro 1 : « C’est une expérience éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser. » Cette citation m’a toujours paru illustrer à merveille la nature même du politique et de l’exercice du pouvoir. Il me semble qu’elle nous dit d’abord que le pouvoir est par essence dangereux pour celles et ceux qui doivent y obéir ou s’y soumettre. Les velléités autoritaires des uns et des autres, leur tendance à confisquer le pouvoir, n’est pas –­ ou pas seulement – le fait d’une corruption morale propre à un individu, d’une disposition particulière de tel ou tel. Elle est le résultat de l’exercice même du pouvoir qui, par essence donc, est toujours susceptible de corrompre celui (ou celle) qui le détient. La démocratie n’est ainsi jamais acquise, toujours vulnérable, et les crises que traversent le Sénégal et la France nous en font la démonstration.

Leçon numéro 2 : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. » Cette phrase suit la précédente. Notre homme, qui est porté à abuser du pouvoir, va, nous dit Montesquieu, « jusqu’à ce qu’il trouve des limites ». L’État doit ainsi être conçu de telle sorte que cette limite soit intégrée dans son organisation et son fonctionnement, et elle porte un nom : la séparation des pouvoirs telle qu’elle doit être garantie par la Constitution.

Il ne peut donc pas y avoir de plus grand danger pour une démocratie, et plus particulièrement pour les citoyennes et citoyens des démocraties, qu’un chef de l’État qui manipule et joue avec la Constitution. Soit qu’il s’en serve d’alibi pour justifier, comme c’est le cas aujourd’hui au Sénégal, de confisquer le pouvoir – car c’est bien le prétexte d’une décision du conseil constitutionnel à l’encontre de la candidature de Karim Wade qui est à l’origine de la crise actuelle. Soit qu’il instrumentalise la Constitution dans un jeu à on ne sait plus combien de bandes pour servir ses intérêts propres, comme l’épisode récent du vote de la loi sur l’immigration nous l’a montré en France.

La dernière leçon

Ce que Montesquieu ne dit pas et que les citoyennes et citoyens du Sénégal sont en train de montrer, c’est que cette limite, ce sont d’abord elles et eux qui doivent impérativement et inlassablement la poser. La leçon que nous ne cessons d’apprendre est surtout celle-ci : face à ce qui semble bien être une tendance naturelle du pouvoir démocratique à dégénérer en pouvoir autoritaire, dans le cadre de ce qui, en guise de politique, se résume bien souvent à des rapports de force, il appartient aux peuples de marquer la limite au-delà de laquelle le pouvoir ne saurait s’étendre. C’est la dernière leçon, celle que les Sénégalaises et Sénégalais sont en train de nous apprendre. Force à elles et eux.

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