Présidentielle en Tunisie : Kaïs Saïed contre Kaïs Saïed ?

C’est désormais officiel, la présidentielle tunisienne se tiendra bien au mois d’octobre 2024. Même s’il part largement favori, l’actuel chef d’État devra se méfier des frasques et des dérapages de son seul concurrent sérieux : lui-même.

Kaïs Saïed reçoit le président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), Farouk Buasker, au palais de Carthage, à Tunis, le 13 février 2024. © Tunisan Presidency/ Handout / Anadolu via AFP

Kaïs Saïed reçoit le président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), Farouk Buasker, au palais de Carthage, à Tunis, le 13 février 2024. © Tunisan Presidency/ Handout / Anadolu via AFP

Publié le 14 février 2024 Lecture : 6 minutes.

« Les élections auront lieu à la date prévue. » Il a suffi de cette affirmation, glissée par le président Kaïs Saïed au cours d’un entretien, le 12 février, avec Farouk Bouasker, président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), pour mettre fin aux conjectures sur la présidentielle de 2024. Mais comme à son habitude, le locataire de Carthage n’a pas ménagé l’opposition, ou plus exactement tous ceux qu’il considère comme peu fiables pour reprendre les rênes du pays.

Ses piques relancent les sarcasmes d’une frange de l’opposition qui n’hésite pas à s’exprimer : « Lui-même a boycotté les élections de la constituante en 2011 et les législatives de 2014 et 2019 ainsi que les municipales », relève sur les réseaux sociaux Nabil Hajji, secrétaire général du Courant démocrate, qui s’agace des sous-entendus et des contradictions d’un président tunisien qui dénonce les appels au boycott de ses détracteurs sur les derniers scrutins référendaires ou législatifs censés sceller le système politique qu’il a conçu et imposé.

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« Juge et partie »

Mais ces passes d’armes ne font pas perdre de vue le fond de la campagne à venir. Et d’abord la question la plus simple : contre qui concourra Kaïs Saïed ? Il n’aura vraisemblablement pas 26 candidats face à lui au premier tour comme en 2019, d’autant que près de 17 d’entre eux ne sont plus dans le circuit politique, ont quitté le pays ou sont sous le coup de condamnations. Les sondages, bien qu’interdits de publication, donnent pour l’instant Kaïs Saïed favori avec 24 % des suffrages. C’est mieux que les 18,4 % qu’il a recueilli au premier tour des élections de 2019 mais bien en deçà des 72 % de voix obtenues au second tour.

Il tient à distance ses challengers dont l’inoxydable Safi Saïd, journaliste et écrivain, avec 11,2 %, Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL) qui, malgré son incarcération, obtient 6,2 % et Lotfi Mraïhi, président de l’Union populaire républicain (UPR), qui engrange 5,7 % des intentions de vote et précède Mondher Zenaidi, ancien ministre de Ben Ali qui est à 4,8 %, bien qu’absent de la scène publique et politique.

« Il faudra à l’opposition faire preuve de beaucoup de maturité et de solidarité, se rassembler et s’unir pour pouvoir barrer la route à Kaïs Saïed », commente un politologue qui déplore que le président ait atomisé la scène politique sous différents prétextes, sauf celui de sauvegarder la démocratie. Pour l’opinion, les jeux sont déjà faits. Ce sera Kaïs Saïed : « Il édicte les règles et participe à la course, il est en quelque sorte juge et partie, alors à quoi bon se leurrer sur le résultat ? », se résigne un étudiant en architecture, sûr que l’abstention pèsera sur le scrutin. Le pessimisme est de mise sauf évidemment chez les pro-Kaïs Saïed qui, selon certains, devrait être désigné président à vie, et qui, de toute manière, « va remporter haut la main la présidentielle » d’autant que s’il n’a pas de parti pour le promouvoir, il a l’appui de formations créées par ses aficionados lors de sa mainmise sur le pouvoir en 2021.

Le président du « peuple » ?

Le président n’aurait-il plus qu’à emprunter une autoroute électorale déjà toute tracée ? Rien de moins sûr même si de toute évidence certains ovnis politiques comme la présidente du parti La Troisième République, Olfa Hamdi, ou le communicant Nizar Chaari estiment avoir leurs chances. En réalité, Kaïs Saïed n’aura qu’un concurrent : lui-même. Ses conseillers, si tant est qu’il accepte de prendre des avis pour sa communication de campagne, devront prendre en compte différentes facettes de celui qui assure avoir fait campagne en 2019 en sirotant des cappuccinos dans des cafés. Et de fait, certains propos tenus au cours de son mandat semblent, effectivement, tenir du café du commerce. Mais ces rencontres lui ont permis de prendre le pouls d’une frange de la population à partir de laquelle il va fonder sa représentation du peuple tunisien.

Il nous attribue des valeurs et des ambitions qui sont les siennes et pas du tout les nôtres. Le peuple auquel il s’adresse est un fantasme.

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Au point d’ailleurs de déboucher sur une sorte d’incompréhension que relèvent, justement, certains membres de ce « peuple » que le président pense si bien connaître. « Il nous attribue des valeurs et des ambitions qui sont les siennes et pas du tout les nôtres. Le peuple auquel il s’adresse est un fantasme »,  explique un diplômé chômeur qui rejette l’idée de s’investir dans une entreprise communautaire que le président encourage et préfère un travail appointé par l’État.

D’autres, encore plus pointilleux, s’insurgent contre un président, juriste de formation, qui ne cesse de se référer aux lois mais qui prend en exemple la palmeraie de Jemna, une propriété de l’État exploitée depuis 2011 par un collectif organisé en association qui s’est affranchi de toutes les autorisations et qui tend à remplacer localement ledit État – qui d’ailleurs a entamé des poursuites pour reprendre en main son bien. Une telle prise de position confère à l’homme austère, qui ne cesse d’asséner que nul n’est au-dessus des lois, un côté rebelle pour le moins inattendu et déconcertant, alors même qu’il est extrêmement attaché aux textes et à leurs interprétations.

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Lors d’une visite, le 5 février, au siège du Premier ministère à la Kasbah, le président a encore une fois montré son indifférence ou son rejet à la construction de la Tunisie moderne. En lieu et place de la charte du fonctionnaire, une sorte de code de conduite vis-à-vis du citoyen officieux sous Habib Bourguiba et que Ben Ali a ensuite fait afficher dans les ministères, Kaïs Saïed a, ce jour-là, offert à la primature une copie du règlement organisant les services du grand ministère et les structures de l’État daté du 27 février 1860. Sauf que ce texte est édicté par Sadok Bey, qui instituait le protectorat français en Tunisie et faisait perdre sa souveraineté au pays.

Clins d’œil à l’Histoire

Ce n’est pas la seule fois où Kaïs Saïed a eu recours à des supports de la période beylicale. Pour la signature de trois décrets-lois sur la réconciliation pénale, les sociétés communautaires et la lutte contre la spéculation, tous fondateurs de sa gouvernance, il a utilisé le 21 mars 2022 une table semblable à celle de la signature du Traité du Bardo en 1881 : celui-là même qui instaurait le protectorat. Le diable se cache dans les détails.

La tentation monarchiste n’est peut-être pas absente de la passion que voue le président Saïed à l’Histoire, mais elle est difficilement compatible avec une justice sociale et une équité que le candidat Saïed n’a cessé de prôner depuis 2019. En tant que président ayant les plus larges pouvoirs, il met en place les cadres juridiques et au peuple d’avancer. Mais bien trop souvent, le chef de l’État apparaît comme un apprenti en matière de gouvernance, des circuits et des démarches, des procédures et des usages, et ses objectifs en pâtissent.

Selon certains, il a été mal conseillé durant les deux premières années de son mandat et ce n’est que depuis 2022-2023 que le président Saïed est réellement à la manœuvre. Un argument qui risque de desservir le candidat président lorsqu’il entrera en campagne. Beaucoup feront son bilan, y compris au niveau des droits humains, tenteront d’y trouver une cohérence et d’y comprendre quelque chose faute d’une vision efficiente clairement exprimée. D’autres se contenteront d’exprimer une admiration et une gêne face à cet homme peu souriant et qui continue de fustiger son peuple sans jamais le fédérer ou l’encourager. « On finit par se sentir moches et c’est insupportable. Dans un couple ce serait une cause de divorce », résume un jeune avocat.

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