En Tunisie, les familles de disparus en mer livrées à leur sort

L’Organisation Internationale pour les migrations a déjà dénombré 154 disparitions en mer depuis le début de cette année. À Sfax, l’un des principaux points de départ des passeurs en Tunisie, les familles se mobilisent pour tenter d’obtenir des nouvelles de leurs proches.

Des familles de disparus en mer dans province de Sfax, en Tunisie, demandent que des recherches soient menées afin de savoir ce qu’il est arrivé à leurs proches, lors d’un rassemblement à Tunis le 6 février 2024. © FETHI BELAID / AFP

Des familles de disparus en mer dans province de Sfax, en Tunisie, demandent que des recherches soient menées afin de savoir ce qu’il est arrivé à leurs proches, lors d’un rassemblement à Tunis le 6 février 2024. © FETHI BELAID / AFP

Publié le 20 février 2024 Lecture : 7 minutes.

Dans le salon de la maison familiale, à El Hencha, une commune de 10 000 habitants située entre les villes de Sfax et d’El Jem, bordée d’oliveraies, Fatma Jlaiel, 37 ans, fait défiler sur l’écran de son téléphone les photos des disparus en mer, partis le 10 janvier dernier. Ils sont 37, dont une vingtaine originaires du quartier de Fatma, à El Hencha. Son doigt se fige sur le portrait de son frère, Ali Jlaiel, agent de sécurité dans un mall flambant neuf de la ville avoisinante et poumon économique du pays, Sfax.

« Il ne nous a pas dit qu’il partait, je sentais que c’était possible car même avec un travail, ici, les salaires sont trop bas pour vivre », explique Fatma. Avec des voisins et connaissances, âgés de 14 à 28 ans, Ali est parti dans la nuit sur un zodiac, « depuis le port de Sfax » d’après Fatma, mais personne ne sait ce que sont devenus les passagers car le lendemain matin, tous les téléphones étaient injoignables. « La mer s’est levée pendant la nuit donc il y a un risque qu’ils aient chaviré », explique Fatma, ajoutant que « la seule chose dont nous sommes certains, c’est qu’ils ne sont pas en Italie car nous avons été en contact avec des représentations locales sur place et ils nous ont assuré que le bateau n’était pas arrivé. » Les recherches en mer de la garde nationale tunisienne quant à un éventuel naufrage n’ont pour le moment rien donné. Une enquête a également été ouverte par le parquet de Sfax.

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« Le seul espoir que nous avons reste la Libye, poursuit Fatma. Peut-être que leur bateau a dérivé sur les côtes libyennes et qu’ils ont été arrêtés. » Des familles disent en effet avoir reçu des appels téléphoniques de proches en Libye affirmant que le bateau aurait pu y arriver. « Nous avons donné les contacts aux autorités mais à chaque fois on nous dit que c’est un processus long, donc nous sommes obligés de nous occuper des recherches nous-mêmes », ajoute-t-elle. Certaines familles ont dépêché des proches en Libye pour faire le tour des prisons. Mais jusqu’à présent, rien de nouveau.

Un passeur connu de tous

« Le plus dur, c’est vraiment de ne pas savoir », dit Fatma. Sur son visage et dans ses yeux, derrière ses lunettes cerclées de doré, la tristesse et la fatigue se dessinent, mais aussi la détermination. Plus d’un mois après la disparition de son frère, elle parle à la presse, se mobilise avec d’autres familles pour enquêter. « Nous n’avons pas d’autre choix, personne ne nous aide, alors que le passeur est connu de tous, déclare Fatma, en colère. On le surnomme ici ‘le prince de la mer’. Il a fait de nombreuses traversées, pourquoi n’a-t-il jamais été arrêté ? Je me pose beaucoup de questions sur l’inaction des autorités. »

Hamed Lafi, lui, est le père de Mohamed, 29 ans, un autre passager du bateau. Il ne comprend pas comment toute une embarcation a pu disparaître. « Nous avons beau demander aux députés, à la police, personne ne sait où ils sont », se désespère-t-il. Malek, 17 ans, était aussi du voyage. Son oncle, Fathi ben Farhat, explique que l’adolescent est parti « sous l’influence de ses amis » et assure que les pêcheurs de la région non plus n’ont pas repéré de traces de naufrage ou de corps en mer. Dans la ville, connue pour être une zone de départs de la migration irrégulière, quelques jeunes se languissent encore dans les cafés, « mais la plupart des familles vivent sans leurs enfants, tous partis à l’étranger légalement ou illégalement », conclut Hamed Lafi.

Au rond-point principal du centre-ville, trône un poster géant avec les portraits de la vingtaine de disparus d’El Hencha, symbole de l’impossibilité du deuil et de l’espoir de retrouver les disparus en vie. Après avoir bloqué les routes et manifesté dans la ville, les familles n’ont pas d’autre choix que de continuer leurs recherches. « On essaye de garder espoir », assure Fathi. Le 12 février, une autre embarcation a disparu dans des circonstances similaires au large de Bizerte, au nord du pays. Les familles sont sans nouvelles des passagers après un dernier appel de l’un d’entre eux, disant qu’il était proche de la Sardaigne, et la garde nationale a annoncé avoir commencé à chercher les corps en mer, sans résultat.

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Si ces disparitions sont malheureusement devenues courantes, dans le flot d’une immigration irrégulière qui affecte le pays depuis 2011, le problème reste leur gestion par les autorités tunisiennes, estime Romdhane Ben Amor, chargé de communication au Forum des droits économiques et sociaux. L’ONG a dénombré 1 313 disparus au départ des côtes tunisiennes en 2023, et déjà une centaine depuis le début 2024. « Car aux drames de Bizerte et El Hencha, s’ajoutent aussi 27 disparus soudanais en janvier », détaille-t-il.

Le souvenir de Zarzis

« On se rend compte que sur le plan sécuritaire, les autorités sont très efficaces dès qu’il s’agit de campagnes pour expulser des migrants ou de faire des descentes dans les zones où ils attendent de partir, ou même pour les interceptions en mer. Mais sur le plan humanitaire, nous voyons très peu d’action. La réaction lors des disparitions, qui devraient être considérés comme des drames humanitaires, n’est pas du tout adéquate », dénonce encore Romdhane Ben Amor, qui explique que le Forum a plusieurs fois réclamé que soient mises en place des cellules de crise avec les autorités régionales lorsque des bateaux disparaissent, ainsi qu’un numéro d’urgence pour les familles. « Il faut savoir gérer leur colère, qui est légitime, et aussi leur donner des informations, ne pas les laisser livrées à elles-mêmes », ajoute-t-il.

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Dans le passé, le drame de Zarzis, dans le sud du pays, où 17 Tunisiens avaient disparu en 2022 dans des conditions mystérieuses, avait suscité la colère des habitants pendant des mois, jusqu’à provoquer des confrontations avec la police, en marge du sommet de la Francophonie, qui se déroulait en même temps sur l’île de Djerba. Beaucoup s’étaient mobilisés pendant des mois, réclamant « justice » et « vérité », alors que les pêcheurs locaux avaient poursuivi les recherches jusqu’à repêcher sept corps de disparus avec la garde nationale. Certaines familles soupçonnaient une collision de l’embarcation avec un bateau de la garde nationale. Le président Kaïs Saïed avait alors réagi, ordonnant l’approfondissement de l’enquête et parlant d’un « crime crapuleux et prémédité ». Jusqu’à aujourd’hui, les résultats de l’enquête n’ont pas été publiés.

Face à la douleur des familles, une photographe française, Séverine Sajous, et le frère d’un disparu en 2011, Hamza Mselmi, ont créé un site web, « Bouteilles à la mer », où les familles peuvent librement déposer la photo de leur proche disparu avec un petit texte. « En travaillant sur l’impact de la migration irrégulière sur les familles, je me suis rendue compte qu’il y avait un réel sentiment d’abandon. Malgré un tissu associatif qui s’est créé autour de la question, beaucoup de familles se sentent isolées face à ces drames. On parle souvent de la réussite de ceux qui traversent et qui ensuite reviennent au pays avec des cadeaux et des voitures, mais jamais de ce que la disparition d’un proche en mer représente pour une famille, l’échec que cela représente dans l’imaginaire collectif de la harka » (mot tunisien désignant la migration irrégulière) », explique la photographe.

Pour Hamza Mselmi, le fait de ne jamais avoir su ce qu’est devenu son frère, parti pour l’Italie quelques mois après la révolution, a profondément affecté ses parents. « J’essaye d’aider du mieux que je peux ceux qui souffrent aussi des années après », explique-t-il. Le site a été enregistré comme une plateforme artistique numérique, sans objectif lucratif mais visant à « montrer que leurs enfants ou leurs proches ne sont pas oubliés, malgré le silence institutionnel », ajoute Séverine Sajous. Son but, avec Hamza, est aussi de publier des capsules vidéos informatives avec un médecin légiste ou bien un expert en migration, « pour aider les familles à briser certains mythes ou les rumeurs après les disparitions, notamment sur la flottaison des corps dans la mer, le temps de décomposition », détaille-t-elle.

Durcissement européen

Des informations plus que nécessaires selon Majdi Karbaï, ancien député représentant les Tunisiens en Italie et désormais activiste de la société civile dans le pays, réceptacle de l’arrivée de milliers de Tunisiens vers l’Europe. « Beaucoup de Tunisiens qui partent manquent d’informations, de numéros de détresse à composer, de contacts d’ONG qui font encore du sauvetage en mer, et même sur ce qui les attend s’ils sont arrêtés et détenus dans les centros italiens » explique-t-il.

Côté européen, face aux arrivées records ces dernières années, les pays durcissent leur législation migratoire, avec notamment la loi controversée « asile et immigration » promulguée le 26 janvier 2024 en France et le décret Cutro 2 en Italie, voté en novembre 2023, qui durcit les conditions d’accueil des migrants. Mais pour les familles en Tunisie, ces débats restent très éloignés des préoccupations qui poussent les jeunes à partir. « Nous ne sommes même pas au courant de ce genre de lois, explique Fathi, l’oncle de Malek, disparu à El Hencha. Ce qui est sûr, c’est que pour nos jeunes, l’Europe reste toujours la solution à leurs problèmes, quoi qu’on leur dise. »

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